Français, littérature et humanisme,
par Romain Vignest
Communication au XIIe Congrès mondial de la FIPF (23 juillet 2008)
Chers Collègues,
Léopold Sédar Senghor voyait dans la francophonie un « humanisme intégral ». L’homme de culture qu’il était ne privait pas les mots de ce qu’Yves Bonnefoy appelle leur « arrière-pays » : il savait qu’à l’autre bout de la chaine qu’il tenait entre ses doigts de poète et d’homme d’État, il y a les Humanistes de la Renaissance, Amyot, Guillaume Budé, Rabelais, Montaigne, ces Humanistes toujours en quête de vérité et d’universalité, et à qui, comme au Chrémès de Térence, rien d’humain n’est étranger. Cette appellation d’« humanistes » renvoie aux humaniores litterae, aux humanités, au cœur desquelles il y a la littérature. La littérature est en effet le discours qu’une langue tient à tous les hommes sur les hommes et sur le monde ; elle est le point où la tradition dont une langue est à la fois le vecteur et la concrétion se sublime dans l’universel. C’est pourquoi, si l’on veut qu’une langue soit davantage qu’un instrument — économique, fonctionnel —, si l’on veut qu’elle se charge d’un apport humain et, disons-le, politique, son étude est inséparable de celle de sa littérature. C’est à travers elle que l’enseignement forme des hommes libres et conscients, des citoyens, qu’il donne à chacun la capacité de se penser tout à la fois et indissociablement comme individu — unique, libre, responsable — et comme homme parmi les autres hommes, à être l’héritier conscient d’une histoire nationale comprise dans sa dimension humaine et universelle, comme expression, déclinaison particulière de l’humanité.
Je commencerai, si vous le voulez bien, par évoquer l’enseignement du français en France, la place qu’y occupent les textes littéraires et la place, centrale, qu’il occupe dans la formation de la personne et du citoyen. J’expliquerai pourquoi, selon nous, cette intime association de la langue et des lettres importe également à l’enseignement d’une langue seconde, et même d’une langue étrangère, a fortiori s’il s’agit du français.
La tradition française consiste à ne pas dissocier apprentissage de la langue et fréquentation des textes. C’est pourquoi il n’y a pas statutairement en France de professeurs de français, mais des professeurs de lettres classiques ou modernes selon qu’ils enseignent ou non, en sus du français, le latin et le grec. Cette tradition plusieurs fois séculaire, mise à mal toutefois pendant les années 1990 et pour laquelle notre association s’est vaillamment battue, a été réaffirmée par l’Inspection générale en 2006 et surtout par les nouveaux programmes de français de l’école primaire et du collège, parus il y a quelques semaines. Non seulement l’écolier et le collégien lisent, expliquent et récitent des textes et des œuvres, choisis bien sûr en fonction de leur niveau, mais les leçons de grammaire ou les dictées prennent pour supports des textes littéraires, lesquels sont ainsi considérés comme la référence de la langue enseignée. Au lycée, l’étude des œuvres et la dissertation littéraire apparaissent donc comme l’aboutissement de l’enseignement jusqu’alors dispensé.
Quel est le sens culturel et politique de cette pratique ? On pourrait répondre par la formule d’Albert Camus : « Ma patrie, c’est ma langue. » Or c’est la littérature qui donne sa personnalité à notre langue, que nos écrivains ont d’ailleurs façonnée et dont ils ont été pour ainsi dire les légistes (songez que ce sont leurs occurrences littéraires qui, dans les dictionnaires français, attestent les acceptions des mots) ; et ce faisant ils ont donné sa personnalité à notre pays. On sait en effet combien, de l’édit de Villers-Cotterêts aux funérailles de Jean-Paul Sartre, en passant par la Pléiade, la création de l’Académie française, les batailles du Cid ou d’Hernani et la « panthéonisation » de Victor Hugo, la langue et la littérature sont en France une affaire d’État et, probablement, la part majeure de l’âme et de l’orgueil nationaux. Enseigner les lettres, c’est dès lors assurer, à travers la pérennité d’une langue qui ne saurait être conçue comme un simple instrument, la pérennité même de la nation, ainsi que son unité, par la connaissance de références communes.
Il ne s’agit pourtant pas simplement de former des nationaux, par l’administration dogmatique d’un patrimoine : la littérature étant le domaine des idées, son étude est aussi l’apprentissage de la réflexion ; étant du domaine de l’art et de la pensée, elle relève de l’universel. Ainsi, le cours de français est bien celui qui au premier chef forme le futur citoyen, accompagnant l’étude de la langue de l’apprentissage du raisonnement, du détour par la pensée des grands auteurs, de la nourriture des grandes œuvres. L’enjeu de ce qu’on appelle, d’une expression malheureusement galvaudée, la « maîtrise de la langue », est de n’en pas être victime ni, avec elle, des dogmes charriés par la coutume, des idiolectes locaux, ethniques ou sociaux, de l’idéologie dominante, du pilonnage médiatique et mercantile : la langue est maîtrisée quand elle permet une pensée libre et déliée. Penser exige en effet de ne pas subir ce que Roland Barthes appelait le « fascisme de la langue », la dictature de l’usage et des schèmes intellectuels qu’il véhicule et que la littérarité, parce qu’elle ne relève pas d’un emploi transitif du langage, de ce qu’on appelle la communication, s’efforce constamment et par nature à déjouer. L’œuvre littéraire échappe à la transitivité et trouve son achèvement en elle-même, dans sa dimension esthétique et artistique ; qu’elle se caractérise par sa gratuité, comme les nugae de Catulle ou les bibelots de Mallarmé, ou qu’elle soit le « diamant pur » dont parle Vigny, « qui conserve si bien » nos « profondes pensées », elle est toujours et par nature émancipatrice. Là réside aussi l’importance des langues anciennes, du latin et du grec, qui, tout en participant éminemment de la culture française, pures désormais de toute scorie utilitaire et débarrassées des contingences de la communication, sont la plus remarquable propédeutique à l’appropriation intellectuelle des langues en général. Comme il n’est pas de réflexion dans l’immédiateté, il n’est pas d’indépendance intellectuelle sans le dépaysement qu’offre la littérature. La fréquentation d’œuvres auxquelles leur richesse a fait traverser les siècles et la capacité de faire épouser à l’esprit la pensée de leurs auteurs sont la condition d’une mise à distance indispensable à qui veut véritablement penser le présent, sans forcément penser au présent, sans que le présent pense pour lui.
Car on ne parle pas, on ne pense pas à vide. Le prétendre est naïf ou hypocrite, car le vide ainsi laissé, l’idéologie le remplit. À moins de faire le choix délibéré, et cynique, de l’utilitarisme — mais à quoi bon enseigner la langue du quotidien ? et, pour l’utilité économique, le global english n’y pourvoit-il pas plus efficacement ? — à moins d’assumer ce choix, privilégier, comme on l’a, hélas ! fréquemment fait durant les trois dernières décennies, la spontanéité, des productions contemporaines de qualité discutable et le plus souvent médiatiques, le langage courant, en se réclamant, avec sottise ou perfidie, de la démocratie et de la lutte contre l’élitisme, cela revient en vérité à atrophier l’esprit des enfants et à accroître les inégalités, non à former des personnes et des citoyens, mais à formater des producteurs et des consommateurs aveugles dans une société de classes. Aussi notre association, fidèle à la tradition humaniste et républicaine de l’enseignement français, a-t-elle continûment et opiniâtrement défendu la conception d’un cours de français qui constamment s’emploie à nourrir l’esprit des élèves de la pensée et de la beauté des grands textes, ces textes qui ont pour matière l’humain, son exploration et sa construction. Pour cela, il ne faut pas, bien sûr, que cet enseignement soit techniciste et froid, autopsiant les œuvres comme dans un institut médico-légal, il doit privilégier les sens et le sens, l’empathie et la réflexion, parler d’amour, de désir et de mort, de révolte et de liberté, d’arbres profonds et de cieux éthérés. Après vingt ans d’errements fonctionnalistes, il est temps de revenir à une approche sensible et intelligente des textes, la seule d’ailleurs à pouvoir toucher et captiver l’élève, parce qu’elle les lui tend comme un miroir : « Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »
On le voit : le cours de français, le cours de lettres, est en France le principal lieu où se forme l’homme ― formation dialectique, entre intégration et individuation : le cours de français est le lieu de son éducation linguistique donc intellectuelle, le lieu où lui est dispensée une culture qui est à la fois un héritage et, par essence, critique et universelle.
Ces mêmes vertus valent bien évidemment pour l’apprentissage d’une langue seconde, qui fait intégralement partie du patrimoine d’un peuple et que le citoyen est amené à pratiquer dans l’exercice même de ses responsabilités civiques, que son statut pour ainsi dire incorpore à sa citoyenneté. Au reste, l’existence d’une langue seconde dans un pays peut être saisie comme une chance civique, car elle accélère la réflexion et la maîtrise de la langue maternelle en facilitant l’indispensable prise de distance d’avec les automatismes intellectuels qui lui sont inhérents. Aussi est-il essentiel que cet apprentissage se caractérise lui aussi par une forte imprégnation littéraire. Mais le principe vaut également pour l’apprentissage des langues étrangères et l’APL a toujours demandé, avec ses partenaires de la Société des Langues Néo-Latines notamment, que l’étude des langues vivantes ne soit pas réduite à une dimension purement communicationnelle. C’est là, malheureusement, il faut bien le dire, la conception pédagogique qui domine chez les anglicistes et qu’ils ont, en Europe, réussi à généraliser à l’enseignement des autres langues vivantes, notamment à travers l’adoption par l’Union européenne du Cadre européen de référence pour les langues, que d’aucuns auraient même voulu imposer à l’enseignement des langues maternelles...
C’est une ineptie délétère. L’intérêt majeur, l’intérêt véritable de l’apprentissage d’une langue est culturel et intellectuel ; et l’enjeu en est politique et civique. Dans le contexte actuel de la globalisation économique, il ne faut pas que cet apprentissage, vicié par un dessein mercantile, constitue une voie d’acculturation et d’aliénation, pour les citoyens et pour les peuples. Et en vérité, ce choix condamnerait à court terme l’étude des langues, qui n’est ni rentable ni indispensable économiquement ; répétons-le : la connaissance, rapide à contracter, des signaux rudimentaires du global english suffit aux marchés ; encore ne leur est-il même pas nécessaire que chacun les possède. L’étude d’une langue se justifie au contraire par la rencontre qu’elle permet avec une autre culture que celle dont on a sucé le lait en naissant et par l’occasion qu’elle offre de couler son esprit dans un autre moule que celui qui l’a formé. Elle est une école de tolérance et d’agilité intellectuelle ; elle est un moyen de résister à l’uniformisation et à la déshumanisation sans verser dans le repli identitaire : elle est une voie d’accès à l’universel. C’est pourquoi la littérature là encore doit en être le substrat. Parce qu’elle conjugue tradition et ouverture, elle offre le moyen de connaître l’âme d’un peuple sans le refouler dans son altérité ; elle permet de découvrir le même en l’autre : elle est une école de fraternité.
À cet égard, et sans diminuer en rien l’universalité propre à toute langue littéraire, à toute langue de culture, la langue française n’est peut-être pas sans quelque spécificité, parce que, plus qu’aucune autre langue, moderne à tout le moins, elle s’est délibérément vouée, dès la Renaissance, à cette universalité que lui reconnaissait Rivarol.
Spécificité historique d’abord, parce qu’en France ― je l’ai déjà rappelé ― la langue a été, comme la nation elle-même, une construction politique, non une sécrétion ethnique, l’œuvre de l’État et des poètes, élevée qui plus est, greffée, par delà les siècles et par la main des Humanistes, sur le tronc fertile des langues grecque et latine ; parce qu’en partage aujourd’hui des cinq continents, la francophonie, comme l’ont voulu Senghor et Bourguiba, se vit sur le mode, non de la mosaïque, mais de la fraternité et de la symbiose.
Spécificité littéraire également.
Langue de Mme de La Fayette, de Molière et de La Bruyère, langue classique mais celle aussi de Marcel Proust ou de François Mauriac, celle de la conversation courtoise et de l’analyse psychologique, celle qui sonde l’homme bien au-delà, ou en deçà, de la fine surface qui semble nous différencier, jusque dans ces profondeurs troubles et « innommables », comme dit Blanchot, où « l’homme ne se reconnaît pas lui-même ».
Langue de Descartes et de Montesquieu, de ce détour critique qui fait de chacun son propre Persan, d’un rationalisme qui, irréductiblement hostile à tout fanatisme, n’exclut cependant pas la foi et prône l’étude de « l’architecture divine » ; langue rationaliste et universaliste des Lumières et du rappeur et poète Abd Al Malik.
Langue de Victor Hugo, d’extension infinie, langue du génie qui « porte dans son vaste cœur l’humanité entière », « tout le présent et tout l’avenir », tout le passé aussi, la nature et ses voix innombrables, du génie qui contemple, effaré mais opiniâtre,
L’hydre univers tordant son corps écaillé d’astres
et sait
Qu’il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,
Qui résistent au fond des nombres ou des cieux
A la fixité calme et profonde des yeux.
Langue aujourd’hui de peuples et d’auteurs des cinq continents et, d’abord, de ces terres d’Afrique, du Maghreb et du Moyen Orient qui lui fournissent ses plus grands ecrivains, celle d’Ahmadou Kourouma et de Calixthe Beyala, de Driss Chraïbi et d’Abdellatif Laâbi, celle aussi de Patrick Chamoiseau, de Gao Xingjian, de Victor-Lévy Beaulieu ; langue qui tisse cet « humanisme intégral » que prophétisait Senghor, « symbiose des "énergies dormantes" de tous les continents, de toutes les races qui se réveillent à leur chaleur complémentaire ».
On a parfois reproché à la langue française d’être une langue élitiste, parce qu’elle est une langue littéraire, une langue de culture. Bien au contraire, c’est parce qu’elle est langue de culture, langue littéraire, qu’entre tradition et ouverture elle doit être langue des peuples. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’en faille pas développer l’usage dans le domaine commercial notamment ; au contraire, cet usage pourrait infléchir la nature du commerce. À notre époque de globalisation économique, alors que nous menacent les matérialismes et les fanatismes, l’enjeu est de taille, pour les individus, pour les peuples, pour l’humanité ; c’est un enjeu de civilisation. En raison de leur histoire et de leur actualité, la langue française et la littérature d’expression française ont un rôle éminent à jouer dans cette bataille de l’esprit. La tâche est vaste et ardue, mais possible et enthousiasmante aux hommes et aux femmes de bonne volonté ; et notre présence à nous tous ici témoigne de leur foi et de leur pugnacité.
Je vous remercie.
Romain Vignest
Président de l’APL