Quatrièmes à Pantin…
par Hélène Solnica, Collège Jean Lolive (Pantin)
Défense — et illustration — de l'étude des classiques au collège.
Que penser de l'opinion répandue, qui veut que les élèves actuels, et singulièrement ceux de ZEP, soient incapables de lire et de comprendre les bons auteurs du programme ? Que faire de ces idées déprimantes quand on est amené, au sortir de l'université, à occuper un poste dans ces « redoutables » banlieues ?
Les figures imposées et le contexte
Les programmes fixent comme objectifs, pour les élèves de quatrième, l’approfondissement de la narration,de la description et du dialogue, ainsi que l’approche de l’explication, en vue de l’étude de l’argumentation.
Parmi les textes à lire imposés par les programmes figurent des textes du XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle choisis pour leur intérêt culturel. Les élèves doivent avoir lu au moins une pièce de Molière, des textes de satire ou de critique sociale du XVIIIe, une œuvre poétique et un roman bref ou des nouvelles du XIXe siècle.
Les programmes proposent donc une approche par genre, ce qui paraît problématique : il semble qu’au collège, les élèves doivent d’abord avoir accès au sens des textes, et pas prioritairement à des notions pointues de critique littéraire. Si le vocabulaire technique ne peut leur rester étranger, comment en faire un objectif principal ? Cependant, les types de textes et les époques proposées me paraissent parfaitement exploitables et formateurs.
Pour ce qui concerne la grammaire de phrase, les éléments à maîtriser au « cycle central » sont les suivants :
– types et formes de phrases ;
– phrase simple et phrase complexe ;
– les principales classes de mots ;
– les principales fonctions par rapport au nom, au verbe, à la phrase ;
– ponctuation dans la phrase ;
– verbes : temps simples et composés.
Les bases sont donc à reprendre intégralement, ce qui paraît étrange. En pratique, il apparaît très vite que tous les élèves ne savent pas identifier un verbe, partant ne définissent pas le « sujet », pas plus qu’ils ne maîtrisent la conjugaison des temps simples qu’ils ne reconnaissent pas. Tout est donc à faire, et le texte des programmes tient compte de cet état de fait.
Je suis nommée en Z.E.P., à Pantin. Le quartier, sans être parmi les plus violents, n’est pas précisément « sans problèmes ». Dans les classes, les origines sont multiples, les niveaux « hétérogènes », les problèmes de discipline et la violence toujours prêts à surgir. Tous les élèves ne parlent pas bien le français, tous ne lisent pas couramment. Beaucoup ignorent ce qu’est le verbe dans une phrase, ou son sujet, ne savent pas ce que signifie « conjuguer » ou « accorder ». Plus nombreux encore sont ceux qui refusent de se plier à des exercices simples, par provocation et sans méchanceté pourtant. La plupart des jeunes mobilisent, au quotidien, quatre-vingt mots en moyenne. Ils éprouvent, enfin, des difficultés à écouter et à parler dans le calme.
Néo-titulaire en lettres modernes, je me tiens à deux hypothèses :
– Les classiques sont la base de la culture française, il faut donc les diffuser pour « intégrer ».
– Les élèves d’aujourd’hui ne sauraient être plus bêtes que ceux des années 50, qui lisaient et commentaient Corneille à quatorze ans.
Que donnera la confrontation à la réalité du collège ?
Premiers constats. Une tentative révélatrice
Comment faire en sorte que les jeunes puissent accéder aux textes, en tirer du plaisir, trouver moyen d’y réagir ? Car le problème auquel on est acculé en permanence est celui du vocabulaire, de sa pauvreté, de son inexistence même. Pour évaluer la palette de sentiments que les élèves sont capables d’évoquer, je commence l’année par une séquence sur la poésie et l’expression des émotions.
Villon, la « Ballade des Pendus » … après bien des explications, les grands thèmes sont saisis. L’auteur est « énervé », il a peur de la mort, il prie Dieu de lui pardonner ses péchés. Il en appelle aux autres hommes. Les réactions sont lentes et les mots rares, répétés, les intuitions le plus souvent erronées. Cependant, à l’évidence, les élèves ne sont pas réticents devant le travail de « traduction », et les mots inconnus, anciens, aux consonances étranges, les amusent manifestement.
Cette tendance se confirme avec le deuxième texte abordé, plus léger mais dont la syntaxe et le lexique sont aussi difficiles d’accès : Ronsard. « Chacun qui voit ma couleur triste et noire / Me dit “Ronsard, vous êtes amoureux”… » (Amours de Marie). Autant les élèves se refusaient à s’émouvoir face à la mort, autant l’amour provoque leur prise de parole. Ils s’adressent à moi sans pour autant s’écouter entre eux, mais admettent, cette fois, qu’ils ont des choses à dire, et laissent entendre que les mots leur font défaut. Là encore, « l’énervement » du poète est évoqué par les jeunes. Mais encore ? « Il est déçu ; elle est méchante. Elle se moque de lui, elle le manipule. Il se venge en parlant d’elle ».
De plus, la langue plaît : « on dirait de la musique », « c’est joli », déclarent-ils spontanément. A la fin de l’étude, certains savent le sonnet par cœur, sans qu’aucune consigne ait été donnée à ce sujet.
Mes deux hypothèses sont donc confirmées : le manque de vocabulaire n’est pas un obstacle, la littérature classique n’est pas rebutante. Mais il faut trouver une méthode.
Madame de Sévigné — goûter la finesse, percevoir la critique
Il faut passer par le comique, puisque les textes pessimistes ou simplement sombres ne provoquent que peu de réactions. À croire que les élèves attendent de la littérature qu’elle les tire du quotidien. Voilà qui donne à penser : l’importance de la proximité avec le vécu des enfants ne paraît pas d’une grande efficacité.
Pour que l’effort d’apprentissage de vocabulaire s’accomplisse progressivement, l’épistolaire, avec ses textes courts, semble tout indiqué. Je choisis Madame de Sévigné, ses remarques acides, ses pirouettes narquoises, son art de l’anecdote révélatrice. Certains collègues craignent que je ne rencontre des difficultés, voire un rejet de la part des élèves : « on ne peut pas faire ça avec “eux”, ce ne sont pas les mêmes références culturelles, le vocabulaire est trop complexe… » Comme les programmes recommandent vivement « l’apprentissage systématique du vocabulaire », je me retranche derrière l’autorité, même si le vocabulaire sera d’abord tiré des textes. J’attends de voir.
L’horizon culturel ? La critique de l’hypocrisie des religieux ne semble pas poser problème, quand il est question de « l’Archevêque de Reims », de retour de Saint-Germain, qui renverse un passant. Quant au mariage de Mademoiselle, « la chose la plus étonnante, la plus merveilleuse », il suscite bien des rires ! « Finalement, les “people”, ce n’est pas si neuf ? » Soit, on peut le dire comme cela. « Et alors, à cette époque, c’était mal vu d’être athée ? » « Qu’est-ce que ça veut dire, le libertinage » ? Dans ces moments, il est perceptible que les élèves commencent à parler autrement, et à s’intéresser à des idées de plus large envergure : l’époque, ses particularités, sa sensibilité, les mouvements d’idées qui la traversent. Il est remarquable qu’ils perçoivent quasi sans aide l’actualité de ces sujets.
Le vocabulaire ne fait plus obstacle, il est admis qu’on l’explique en cours, que les listes sont complétées — et commentées à satiété, l’explication du mot difficile entraînant de multiples questions, parfois inattendues, et des éclaircissements culturels que les élèves notent également. Les mots deviennent des portes ouvertes sur l’époque dont on parle : rares sont ceux qui ne se piquent pas au jeu.
Jalva, qui était incapable de faire une phrase en public en début d’année, qui ne pouvait s’adresser à un garçon sans le frapper, a appris à se taire, à parler sans crier, à couler son émoi, sa violence dans une phrase : les mots canalisent l’émotion, apprivoisent la révolte ; elle est fière, quand le mot qui lui vient n’est plus le « keum », mais l’homme. Dérisoire ? Il s’agit en fait de l’accès à un autre monde, au sens propre du terme, où l’on cherche à se faire comprendre des autres.
D’autres élèves, comme Mériem et Abdessalam, cherchent à approfondir leur pensée. Pour eux, le verlan était déjà relégué à la porte du collège. Mais les mots manquaient encore pour décrire précisément les relations, les rapports humains par exemple. « Comment ça s’appelle, quand Madame de Sévigné dit du mal de quelqu’un dans son dos, et qu’elle est gentille avec lui ? » L’hypocrisie. « Et avec être “perfide”, c’est quoi la différence ? ». Le souci de la nuance et du mot juste apparaît, et avec lui la possibilité de raisonner, de discuter, voire de dialoguer.
Les mots deviennent ainsi un centre d’intérêt, un moyen, un outil. L’apprentissage par cœur systématique des listes de vocabulaire — construites ensemble à partir des textes étudiés — est acquis pour presque tous les élèves au début du mois de décembre.
Dans le même temps, la conjugaison est reprise à la base : les temps de l’indicatif ne sont pas maîtrisés ni même distingués. Cet apprentissage ne sera jamais délaissé dans l’année, il structure le rapport au temps. De la même manière, les notions fondamentales de grammaire sont remises — ou mises ? — en place : verbe, sujet, puis complément d’objet et complément circonstanciel, enfin les propositions. Il est évident qu’un tel travail implique force répétitions et heurte de front de nombreux problèmes. Les élèves manquent de familiarité avec les termes et les mécanismes de l’analyse grammaticale : il y a là un « trou » béant dans leurs esprits. Il faut sans cesse composer avec ces profondes lacunes, dont on se demande si elles ne viennent pas d’instructions officielles réduisant de fait à néant la pratique de la grammaire, jusqu’à l’heure actuelle.
Il est difficile de tenir le « grand écart » entre ces bases absentes et la culture qui doit être acquise. Quoi qu’il en soit, la très grande majorité des élèves consent à fournir les importants efforts demandés.
Molière, ou ce que parler veut dire
Quoi qu’il en soit, il est alors possible de passer aux choses sérieuses. Le théâtre, réputé difficile, fait l’objet d’une intense curiosité, il apporte l’espoir de rire, et pour certains celui de jouer, mais aussi la peur de devoir apprendre du texte, et de s’exposer au regard des autres.
Molière donc. Je choisis une comédie brève, que l’on pourra étudier intégralement en classe : Les Précieuses ridicules.
Il est difficile, en débutant, de se voir sans cesse remis en cause, alors que l’on rencontre déjà bien des difficultés. Mais de quoi disposons-nous pour nous adresser à nos élèves, si ce n’est de notre bagage universitaire ? Beaucoup dénigrent ou n’assument pas cette formation. Mais n’est-ce pas au risque de nous priver de notre seule légitimité, qui est d’en savoir plus long que nos élèves ? Refuser d’admettre que nous disposons d’un savoir, ou ne pas prendre les moyens de le partager, n’est-ce pas, au fond, la négation du professeur ? La négation, du même coup, du potentiel des élèves ?
Est-ce qu’un fossé ne se creuse pas alors entre « eux », les élèves, et « nous », les professeurs ? Mais ce fossé peut-il être comblé autrement que par la mise à disposition de références culturelles éprouvées ? Je m’interroge sur la portée d’une réponse négative à cette question. Cela ne revient-il pas à refuser de partager les bases de notre culture ? À nier a priori la possibilité de la partager ?
Ces élèves, sont-ils moins intelligents que nous ? Moins humains ? Où apprendraient-ils les références fondatrices, si nous ne le faisons pas ? On sait bien que, même dans les familles les plus cultivées, il est rare qu’un jeune ait lu Racine avant que l’institution le lui ait enjoint. Alors, comment espérer voir progresser socialement un jeune d’origine bien plus modeste, s’il ne sait pas comprend pas le mode de pensée et les termes dans lesquels s’expriment les décideurs qu’il est amené à rencontrer ?
Les Précieuses ridicules ont surpris, bien sûr ; mais des repères, parfois surprenants, ont été trouvés. Il était effectivement ridicule, comme Gorgibus le disait, de se faire de la pommade avec du lard ; parce que le lard, c’est du porc.
L’effet a fonctionné, et le plus important n’est sans doute pas là. Il est peut-être dans les débats passionnés que provoque le cours général d’introduction sur la préciosité, et le refus du corps, le statut de la femme, la fragile liberté des veuves, le plaisir de parler d’amour. « Le plaisir, c’était juste de parler ? » La carte de Tendre est arpentée dans tous les sens. Pendant plus d’une heure, les jeunes examinent les nuances, en redemandent. La sexualité, appât facile ? Admettons, encore qu’il ne soit pas aisé d’en parler à cet âge. Les mots et la chose sont à portée de main, mais la peur aussi est là, et d’autant plus que les relations humaines manquent de nuances : on est « potes » ou on « nique » ...
Le vocabulaire continue d’être appris par cœur, on pourrait dire pris à cœur, car sans lui, impossible de suivre l’évolution de l’intrigue.
Par conséquent, les langues se délient plus encore, et le plaisir est sensible de se servir des mots nouveaux, ou de chercher à exprimer une idée plus subtile, de dévoiler l’implicite : on voit bien que « Mascarille et Jodelet sont de faux précieux, leur seule idée est de se faire toucher par les filles… » Alors, que dire d’eux ? « Ce sont des abrutis, et les filles sont encore plus bêtes… » Certes, cela manque d’apprêt, mais au moins le texte est compris. En insistant, en questionnant, je finis par entendre que Molière « dénonce les imitateurs », « les suiveurs ». « On ne peut pas toujours faire la même chose que les modèles qu’on choisit, et parfois on se rend ridicule ». Simple, mais il fallait pouvoir le dire. Nous sommes loin, à présent, de l’ « énervement » de l’auteur ou des personnages.
Cependant, de quel autre intérêt la pièce est-elle encore porteuse pour les élèves ? Leur sensibilité aux fonctions du langage est surprenante — mais faut-il s’en étonner ? Ils pratiquent couramment les diverses formes du verlan. Dans ce cas, le langage est utilisé comme une barrière à la communication : comme n’importe quel argot, il est parlé entre initiés pour ne pas être compris des ennemis potentiels. Le parallèle est vite saisi : les vrais précieux aussi parlent leur propre langue. De là à y voir un marqueur social, ou franchement un facteur de discrimination, la réflexion est venue spontanément aux élèves : Cathos et Magdelon ne pourront jamais entrer dans le cercle des vraies précieuses, parce qu’elles ne parlent pas le même langue… Silence pensif… La leçon de Molière a donc toute l’actualité et la proximité voulues.
Le jeu théâtral stimule également les esprits. Les textes sont lus à haute voix, en effectuant le travail de mise en bouche, le travail sur le sous-texte, pour en venir aux idées d’intention, d’inflexion, d’intonation. Les jeunes se prêtent nombreux à l’exercice, manifestant bonne volonté et plaisir. Ils constatent au passage à quel point la classe, dite « difficile » au départ, s’est soudée dans le travail, disciplinée, et littéralement civilisée par l’usage des mots. Il s’agit sans doute d’un facteur parmi d’autres, mais il est certainement décisif.
Il devient possible d’envisager une ouverture, une récompense, à la demande toujours des élèves… Un comédien est invité, qui interprète les fables dont il est l’auteur. Les jeunes, qui appréhendaient de ne pas comprendre, sont heureusement surpris. Ils approfondissent, avec un professionnel cette fois, les techniques de communication théâtrale. Beaucoup se déclarent moins intimidés, plus à l’aise dans la prise de parole. Ils sont en fait plus conscients et plus sûrs de l’effet qu’ils produisent, tant par leurs gestes que par les mots qu’ils choisissent, plus exacts, plus maîtrisés.
Au total, l’étude des Précieuses ridicules aura duré deux mois. Hérésie ? Le lexique s’est considérablement enrichi. Environ 400 mots ont été appris au cours de la séquence, sans compter ceux qui étaient déjà connus et que les jeunes ne songeaient pas à employer, sans compter non plus les termes techniques qui permettent d’analyser comme tel le texte de théâtre. Les élèves ont manifesté le regret de quitter Molière, et le désir de lire et de travailler d’autres pièces de théâtre. Il est donc, dans ce cas au moins, superflu de s’interroger sur leur ennui, et de se faire scrupule de durer dans l’étude d’un texte.
Là encore, des interrogations surgissent. Le plus clair du temps de cours a été consacré à la traduction du texte, à la mise en contexte et en perspective des éléments culturels et comiques. Le jeu théâtral n’a pas été omis, non plus que les autres outils de la langue, mais les « principes de progression » et le « décloisonnement » ont pâti de l’urgence de combler les lacunes de vocabulaire. On dira que j’aurais pu choisir un texte moins ardu, et me plier ainsi plus strictement à l’esprit des programmes. Sans doute. Mais le prix à payer, à choisir un texte au vocabulaire banal, n’était-il pas plus lourd encore ? En effet, le handicap principal des élèves est bien la compréhension, qui les plombe ensuite dans la réflexion. Le programme, en demandant de passer sans cesse d’un exercice à l’autre, d’une branche de la discipline à l’autre, ne permet pas de fournir l’effort prolongé qui peut sans doute, en pareil cas, seul déboucher sur un apprentissage réel et conséquent. Il m’a donc fallu, sans m’en écarter réellement, le dévoyer légèrement pour permettre aux élèves d’accéder au sens et donc à l’intérêt du texte, et d’accumuler des connaissances. Qui plus est, cette récolte de sens et de savoir plaît manifestement aux élèves. A mille lieues de la « transparence » et de la « proximité » » si souvent vantées en IUFM…
Une sortie au théâtre : Le Misanthrope ou l’atrabilaire amoureux…
La classe reste disciplinée et motivée, une sortie théâtrale devient donc envisageable.
Au programme de la saison théâtrale du Théâtre des Loges, à Pantin, le Misanthrope. Là aussi, pari — j’en suis la première consciente. Il faut reconnaître qu’en quatrième, la chose est un peu osée. Mais l’occasion est trop belle. Avant d’assister à la représentation, deux heures sont consacrées à l’étude d’un résumé de la pièce, du sens du titre et du sous-titre, en partant de l’étymologie et en essayant de cerner les paradoxes qui s’annoncent. Les passages clés sont mis en bouche et expliqués.
Au soir de la représentation, les élèves étonnent, par leurs réactions très justes et positives, des comédiens exigeants. Ils rient à bon escient, ne sont pas paralysés par la réputation austère de la pièce, qu’ils ignorent. Bien sûr, cinq actes sans entracte paraissent un peu longs à certains, mais l’attention ne faiblit pas, et les remarques enthousiastes fusent à la première occasion. Il devient possible, cette fois, d’engager au sein de la classe une quasi conversation, où tous examinent en commun le double enjeu qu’ils ont su dégager : le théâtre, l’expérience du spectateur, et celle du comédien ; le sens de la pièce et sa leçon.
Heureux d’avoir compris, d’avoir éprouvé du plaisir, les élèves le sont encore d’avoir saisi au vol bien des mots qui leur étaient inconnus en début d’année. L’expérience est concluante, et la demande immédiate de retourner au théâtre.
Ils savent lire : l’autonomie face au texte se développe
Pour l’heure, il est temps de passer à l’étude des textes satiriques des Lumières. Il est très vite compréhensible que Montesquieu, dans les Lettres persanes, ne parle de la mode avec une telle abondance que pour masquer la dangereuse portée politique de son propos. Il est clair que la distinction est opérée entre la lettre du texte et l’effet voulu par l’auteur. Le mot « ironie » est prononcé dans les trois minutes qui suivent la première lecture de l’extrait de Candide : « Rien n’était si beau, si leste, si bien ordonné que les deux armées… ».
L’apprentissage par cœur se poursuit à un rythme soutenu, la moyenne approximative étant d’une trentaine de mots par semaine. En conjugaison, le subjonctif et le conditionnel peuvent être envisagés. Le vocabulaire difficile à comprendre n’est plus objet de méfiance ou source d’agacement, les intuitions vraies touchant le sens des mots sont toujours plus fréquentes, et le contexte culturel fait l’objet d’une réelle curiosité. Les comparaisons sont établies spontanément par rapport au siècle précédent et à l’époque contemporaine…
Pour les élèves qui ont consenti les efforts, se servir de son entendement est possible au sens propre. Ils ont pris confiance en leur capacité à comprendre, voire à interpréter et discuter le sens d’un texte, et éprouvent un plaisir manifeste à user de leurs capacités.
Conclusions ?
Il n’y a certes pas à se glorifier de faire ce que les programmes demandent. Mais il n’est pas facile non plus de les exploiter pour permettre aux élèves d’accéder aux textes et de parvenir à ébaucher une pensée personnelle. La preuve est cependant faite que les textes classiques préconisés par les instructions officielles, réputés illisibles par les élèves, leur sont en fait parfaitement accessibles. Il faut pour cela accepter de se confronter avec eux à leurs difficultés, qui découlent, paradoxalement, en très grande part de la manière dont ils sont « formés ». On peut espérer que les bases posées permettront à chaque élève de moins craindre les livres et la lecture. Dans cette optique, il n’a pas dépendu de moi de simplifier encore davantage la méthode et les tâches, et tous ceux, majoritaires, qui ont joué le jeu, sont largement récompensés.
Cependant, le débat avec les collègues est vif au sujet du contenu des cours. Certains, plus expérimentés, témoignent d’un profond scepticisme : le vocabulaire de Madame de Sévigné, comme celui de Molière, seraient déjà difficile d’accès pour un professeur. D’autre part, l’intérêt de la préciosité — par exemple —, pour de tels élèves, ne paraît pas évident. Il aurait donc dû m’être difficile de les y intéresser. Comment comprendre une telle méfiance ? Quelles peuvent être les causes qui font qu’un titulaire d’une licence — au moins —, lauréat de concours pour le moins ardus, renonce à partager les textes dont il a fait son miel ? La place si importante de la littérature de jeunesse dans les manuels et les programmes permet-elle à des CAPESiens et à des agrégés de montrer leurs compétences, de les utiliser ? Il ne s’agit en aucun cas de faire du cours un spectacle, mais le rôle d’un professeur ne consiste-t-il pas précisément à guider ses élèves là où ils ne pourraient se rendre par leurs seuls moyens ? Comment être intéressant quand on explique à un jeune ce qu’il a déjà compris par lui-même ? Il semble qu’à accorder tant de crédit aux courants de pensée ambiants, les collègues soient amenés à travailler en dessous de leurs possibilités, et ne fassent pas profiter les élèves de tout ce qu’ils pourraient leur apporter.
Une question s’impose : au fond, l’opinion répandue, qui tend à faire primer le vécu des élèves, et le parti pris de se mettre « à leur portée », de partir toujours de l’apprenant, ne sont-ils pas lourds de conséquences ? Il va de soi qu’on fait appel à la sensibilité des élèves, à leur manière originale de réagir. Mais rester à leur niveau, c’est une lapalissade, cela revient à ne rien leur apprendre. Comment s’étonner alors de la mise en question de la légitimité du professeur ?
Néanmoins, plusieurs points d’appui pour la pratique de l’enseignement apparaissent clairement.
D’abord, il n’est pas légitime de plaider la difficulté du vocabulaire pour ne pas faire lire les classiques ; ils sont source de plaisir et de savoir pour les élèves et un professeur qui agirait de la sorte refuserait tout simplement d’apprendre à ses élèves les mots de la langue qu’il prétend leur enseigner. Il paraît inutile de s’étendre sur les conséquences de ce parti pris, surtout quand tous ont conscience du poids d’enjeux comme la « socialisation » et « l’intégration ».
Ensuite, l’apprentissage par cœur n’est pas assimilable à une tentative de transformation de l’élève en machine. D’une part, celui-ci ne retient véritablement que ce qu’il a compris. D’autre part, l’usage de la mémoire ressortit à un entraînement bénéfique. De plus, pour des élèves qui peuvent avoir peine à trouver chez eux un espace de travail, l’aspect basique du procédé présente d’indéniables avantages.
De même, meubler l’esprit peut-il se faire autrement que par l’assimilation méthodique de connaissances précises, disponibles, facilement mobilisables ? Quel autre moyen de former des esprits aptes à la comparaison, à l’argumentation, au raisonnement, à terme ? Comment comparer, argumenter, raisonner, sauf à avoir des idées nettes fixées par des mots précis? Comment évoluer dans sa pensée et se former un jugement critique sans disposer de premières représentations sur lesquelles on puisse revenir et s’interroger, même des années après ?
Il est significatif aussi de voir à quel point les classiques sont proches des élèves, et donc à même de susciter un vif intérêt. Un classique, c’est précisément ce qui le rend classique, est toujours d’actualité. Est-il besoin d’invoquer sur ce point l’autorité d’Italo Calvino ? Un texte « classique » nous renvoie à nos prises de conscience, à notre maturité. Il permet aussi de mieux formuler certaines intuitions ; bref, il provoque et accueille à la fois la réflexion, il résiste à son lecteur. Les élèves, à l’évidence, aiment les textes qui leur résistent.
Qui plus est, sur ces textes, un professeur formé à l’université peut répondre, il est compétent. Il peut parler à son tour et offrir à ses élèves l’occasion d’élargir et d’approfondir leur pensée par des explications opportunes, ce qui légitime son autorité.
Or, nos élèves attendent manifestement de nous que nous sachions, que nous détenions un savoir et que nous leur permettions d’en disposer. Ils aiment apprendre, comme n’importe quel humain, et éprouvent de la satisfaction quand ils ont l’occasion d’écouter un cours construit, instructif, magistral si le besoin s’en fait sentir — au moins autant que quand il leur est demandé de prendre la parole. La réflexion, ils le sentent parfaitement, se développe aussi quand ils écoutent et découvrent un savoir transmis ; leur écoute, quand elle est vraiment attentive, ce qui est plus fréquent qu’on ne veut bien le dire, n’est jamais passive.
L’essentiel du travail s’identifie donc à l’apprentissage des mots de la langue. Dans cette optique, l’usage des « classiques » ne peut être remis en cause. Ces auteurs sont en effet, à plus d’un titre, les meilleurs guides et modèles. Ils ont entretenu avec la langue le rapport le plus exigeant, interrogeant et forgeant le sens des mots. Les ignorer revient donc à ne pas savoir ce que parler veut dire, à quelles représentations plus ou moins conscientes un mot peut parfois renvoyer. Les classiques ont également suscité, à l’aide de cette langue, une réflexion profonde et continue sur l’humain, à laquelle les élèves sont heureux de se voir invités.
L’ouverture d’esprit, le plaisir de lire et de communiquer qu’ils y puisent ne paraissent possibles qu’à condition de ne pas faire l’économie d’un travail méthodique, rigoureux, répétitif. Faire apprendre systématiquement le vocabulaire des textes lus permet de former de nouvelles représentations, de stimuler la réflexion, de lui donner en fait les moyens d’exister, et même, peut-on dire, une raison d’être. Plus simplement, cet apprentissage est sans doute la condition sine qua non pour avancer vers les objectifs assignés aux élèves : lire, écrire, parler la langue française. Est-il légitime de parler, à moins de tenter cela, d’un accomplissement du travail du professeur ? Quand on se souvient que « l’élève veut qu’on l’élève »…