La Danse d’Esméralda ou le « roman dramatique »
par Romain Vignest

Quand paraît Notre-Dame de Paris, en mars 1831, Victor Hugo est, depuis 1827 et la Préface de Cromwell, le théoricien et le chef de file d’une école romantique qu’il a menée au triomphe un an plus tôt. Mais les romantiques sont aussi les adeptes et les laborantins du genre romanesque, et ces années sont celles de l’élaboration du roman moderne. S’il a déjà donné quelques coups d’essai en la matière, Hugo réalise avec Notre-Dame de Paris son premier chef d’œuvre, le premier exemple accompli de ce roman nouveau, de ce « roman dramatique » qu’il avait commencé de concevoir dès 1823 et dont Walter Scott n’avait que « frayé le chemin1.

Aussi n’est-il pas interdit, étant donnée l’entreprise formée par l’auteur, de chercher dans le spectacle que constitue la danse d’Esméralda2, une mise en abyme de l’esthétique dramatique telle que Hugo l’a théorisée et mise en œuvre pour le théâtre, telle qu’il est en train de l’inventer pour le roman.

L’arrivée de la Esméralda avait, à la fin du livre premier, définitivement détourné les spectateurs du « mystère » de Pierre Gringoire ; au cours du livre deuxième, le lecteur est amené, en compagnie du poète malheureux, de sa moralité échouée à la danse d’Esméralda, laquelle suscite une « affluence de spectateurs » : ce contexte et ce truchement sont une incitation à opposer les deux spectacles et à voir dans cette danse une représentation des idées esthétiques de Victor Hugo.

Le spectacle d’Esméralda se déroule en trois temps. Tout d’abord, nous assistons à une danse d’une si sublime légèreté que Gringoire n’en peut croire l’exécutrice humaine. La natte qui se défait et la pièce de cuivre qui roule à terre inaugurent le deuxième temps en dénonçant l’humanité de la danseuse ; celle-ci se met alors à faire tourner deux épées appuyées sur son front en un numéro de saltimbanque qui, quoique humain et bohémien, enchante à nouveau Gringoire. Enfin, la chèvre Djali entre en scène pour un numéro de parodiste.

Si la danse d’Esméralda est admirable au point de fixer, de se cheviller l’attention de l’assistance et de Gringoire, sa nature et celle de l’admiration qu’elle suscite ne vont pas sans une certaine ambiguïté, sensible dès la première réaction de Gringoire : « il fut fasciné par cette éblouissante vision ». Le verbe « fasciner » ressortit à la sorcellerie : fascinum, c’est un charme, un maléfice, c’est aussi la représentation rituelle du membre viril. En revanche, le mot « vision », auquel est de plus accolé le lumineux qualificatif « éblouissante », relève du vocabulaire théologique et évoque l’accès à une représentation divine. De même, si sa figure est « rayonnante », ses « grands yeux noirs » jettent « un éclair », hypnotique, séducteur. Tout son personnage est traversé par cette ambiguïté, tant elle semble réunir les contraires, tant sont indistinctes en elle la réalité et l’apparence : « Elle n’était pas grande, mais elle le semblait (…) Elle était brune, mais on devinait que le jour sa peau devait avoir ce beau reflet doré (…) Son petit pied (…) était tout ensemble à l’étroit et à l’aise dans sa gracieuse chaussure. » Si ses bras sont « purs », sa danse n’en est pas moins empreinte d’érotisme : « ses épaules nues, ses jambes fines que sa jupe découvrait par moments, ses cheveux noirs, ses yeux de flamme » tournoient en une danse de séduction.

Devant tant d’agilité et de grâce, Gringoire songe à des créatures fabuleuses, ce qui contribue encore à présenter la danse décrite comme une représentation, et même comme une représentation particulièrement réussie, puisque le spectateur Gringoire est « pris au jeu », qu’il a l’illusion de la réalité et croit que la danseuse est réellement l’une de ces créatures. En outre, pour le lecteur de la Préface de Cromwell (mais aussi des Odes et ballades), ces évocations renvoient à la réflexion de Hugo sur le sublime et le grotesque. Si la fée est un type du sublime, sa confrontation avec l’ange relativise la « pureté d’essence » que lui reconnaissait la Préface de Cromwell3  la bacchante, qui contrebalance la déesse, incarne une féminité pour le moins agressive ; la salamandre surtout, que le narrateur reprend après Gringoire, nom cabalistique donné aux esprits du feu, s’oppose à l’aquatique nymphe, comme à l’ondine dans la Préface de Cromwell, et tire les tourbillons de la danse d’Esméralda vers ceux de « La Ronde du sabbat4 ». Aussi le spectacle et le rôle joué par Esméralda apparaissent-ils d’une virtuosité effectivement « surnaturels », mais d’une « surnaturalité » ambiguë, tendue entre le divin et le malin, l’ange et la succube — à moins qu’il ne s’agisse en vérité d’une représentation complète de l’humanité, comme tend à le confirmer la suite du spectacle.

C’est en effet une faille dans la prestation jusqu’alors parfaite d’Esméralda qui vient trahir son humanité : « En ce moment une des nattes de la "salamandre" se détacha, et une pièce de cuivre jaune qui y était attachée roula à terre. » L’irruption du grotesque au sein du sublime suspect ne vient pas trancher l’ambiguïté mais la ramène à l’échelle humaine. Car si Gringoire a été tiré de son illusion par le cupride et trop humain incident, le charme de la jeune fille ne tarde pas à reprendre : « Mais quelque désenchanté que fût Gringoire, l’ensemble de ce tableau n’était pas sans prestige et sans magie5. » L’ascendant, l’ensorcellement tiennent donc à l’humanité même de la danseuse et de son spectacle, alors même que celui-ci mêle à présent, intimement, dans un exercice de « voltige », sa danse à un numéro de saltimbanque, le sublime au grotesque. Le rougeoiement n’en est que plus vif : « une lumière crue et rouge » tremble sur le front de la jeune fille, et teint « d’écarlate » les « mille visages » toujours fascinés ; et c’est bien l’humanité (et la féminité) de celle qu’il va bientôt accuser de sorcellerie qui plonge Claude Frollo dans une rêverie « de plus en plus sombre ».

Cette fois encore, un détail très humain et très réaliste met un terme au deuxième acte : Esméralda est « essoufflée ». Djali est la caprine partenaire du troisième numéro ; il s’agit certes d’un numéro de foire, mais celui-ci marque un approfondissement, absolument pas une chute, dans le grotesque. En effet, la description qui accompagne son entrée en scène insiste essentiellement sur la grâce de la petite chèvre : « Alors Gringoire vit arriver une jolie petite chèvre blanche, alerte, éveillée, lustrée. » Djali allie le grotesque de ses oripeaux (« avec des cornes dorées, avec des pieds dorés, avec un collier doré ») à cette intelligence qui frappe Gringoire au premier titre. De même qu’un grotesque inquiétant se laissait soupçonner dans l’adresse sublime de la (brune) Esméralda, de même le sublime d’une intelligence semble s’être logé dans le grotesque de la petite chèvre grimée (mais blanche) et forme le troisième acte, symétrique au premier, d’une progression du grotesque et dans l’ambiguïté, la complexité. Car la petite chèvre humanisée joue le rôle de la « bête humaine » que la Préface de Cromwell assigne au grotesque : elle parodie la « dévotion intéressée » de maître Guichard Grand-Remy, « capitaine des pistoliers de la ville », et singe maître Jacques Charmolue, « procureur du roi en cour d’église ». Djali n’est pas que la parodie, elle est aussi le parodiste, comme une incarnation de l’intelligence grotesque et du génie grotesque, qui crée les « grimaçantes silhouettes de l’homme », les « intarissables parodies de l’humanité ». Bête humaine plus humaine que les humains dont elle joue la bête, elle concentre en elle une véritable dialectique du grotesque.

En décrivant la première réaction de Gringoire, le narrateur le présente comme « philosophe sceptique » et « poète ironique », qualités qui ne peuvent rien contre le charme auquel il vient de succomber, mais dont le rappel permet d’opposer les allégories désincarnées qu’il a voulu mettre sur scène6 et la Esméralda qu’entoure un public passionné. La danse, toute de virtuosité et de séduction, comme la « chèvre dialectique », met en œuvre et sollicite tout à la fois l’esprit et les sens, mêle le sublime et le grotesque et illustre « la poésie vraie, la poésie complète ». Celle-ci, selon la Préface de Cromwell, consiste en « l’harmonie des contraires » ; elle déconcerte le zététique Gringoire qui ne sait où classer ce qu’il voit. Les deux tiges de l’art, séparées, laissent entre elles le réel, chacune produit des abstractions : l’homme reste à représenter. En outre, les trois tableaux représentés, non seulement montrent tout l’homme, mais s’adressent à l’homme tout entier, le séduisent et l’instruisent.

« C’est donc au drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne7. » Hugo cette fois-ci l’illustre dans le genre romanesque et les trois actes du spectacle d’Esméralda sont une illustration en réduction du programme qu’il se donnait en 1823 dans son article sur Walter Scott. Il y disait la nécessité de trouver pour le roman un mode d’exécution qui le rendît « semblable à la vie », la vie étant « un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas ». Or il observait que les romanciers avaient jusqu’alors adopté « deux méthodes de composition contraires, toutes deux vicieuses » : « le roman narratif » et « le roman épistolaire ». À ces deux techniques mortifères, Hugo préconisait de substituer le « roman dramatique, dans lequel l’action imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés (…) ; qui ne connaisse d’autre division que celle des différentes scènes à développer (…) où les personnages pourraient se peindre par eux-mêmes ». Ce nouveau type romanesque permettrait notamment de faire jaillir du mouvement même d’une scène « ces traits profonds et soudains, plus féconds en méditation que des pages entières » : ainsi, la natte d’Esméralda se défait au cours de la danse et introduit le deuxième pan du triptyque comme l’essoufflement issu du deuxième introduit le troisième, chacun étant l’origine d’un type de séduction différent et articulant les mouvements d’une réflexion sur la nature de l’homme.

En donnant de son esthétique romanesque une incarnation non seulement scénique mais chorégraphique, Hugo en manifeste donc la quintessence : à l’opposé de la glose narrative, il s’agit de saisir le mouvement même de la vie et d’y prendre le lecteur.

Il convient par ailleurs d’inscrire cette dimension « métalittéraire » d’Esméralda dans une lignée qui s’enracine dans l’expérience personnelle du jeune Victor Hugo et qui traverse son œuvre jusqu’à L’Art d’être grand-père.

On lit, dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie8, qu’en 1811, à Bayonne où il avait suivi son père, Victor Hugo s’était lié à une jeune fille espagnole dont il contemplait la peau « mate et transparente », tandis qu’elle lui faisait la lecture. Hugo rapporte lui-même ce souvenir dans le Voyage aux Pyrénées, en 18439.

En 1829, il prête ce précieux souvenir au condamné10. Pepa, « andalouse de quatorze ans », avait de grands yeux, les prunelles noires, de grands cheveux, la peau brune, la taille « fine comme le corset d’une abeille » (Esméralda sera comparée à une guêpe), des « petits pieds qui relevaient sa robe jusqu’à mi-jambe » quand elle courait (comme Esméralda quand elle danse) ; ils lisaient appuyés l’un à l’autre le tome second des Voyages de Spallanzani. Ces ressemblances physiques autorisent à voir dans Esméralda un avatar de Pepa qui se serait confondue avec son livre.

Dans Les Contemplations11, il l’appelle Lise mais c’est lui qui lui montre son Phèdre et son Virgile. « Pepita » surtout, poème de janvier 1855, publié dans L’Art d’être grand-père12, constitue un édifiant avatar de la jeune andalouse et donne lieu à une intéressante mise en abyme. Le poème commence ainsi :

Comme elle avait la résille,
D’abord la rime hésita.
Ce devait être Inésille… —

Mais non, c’était Pépita.
Seize ans. Belle et grande fille… —
(Ici la rime insista :
Rimeur, c’était Inésille.
Rime, c’était Pépita.)

Une rivalité semble opposer la rime et Pepita auprès du poète, et celui-ci impose la jeune fille qui informe le poème (et lui donne son nom), comme son équivalent poétique.

L’association de la jeune fille et de l’œuvre littéraire, comme unies par une commune puissance de fascination, arrive à maturité avec Esméralda mais parcourt tout l’œuvre de Hugo, à travers les avatars de la jeune lectrice espagnole de 1811, et à travers d’autres sans doute. Elle cristallise et réaffirme, dans tous les genres et par delà tous les registres, le dessein hugolien, le dessein éminemment poétique de l’incarnation, son dessein de donner la vie.

NOTES

1. Voyez infra en annexe un extrait de cet article paru en juillet 1823 paru dans le premier numéro de La Muse française et repris presque entièrement en 1834 dans Littérature et philosophie mêlées. C’est à la première version que nous nous référerons (t. II, p. 431-438). Notons que, le 1er juillet 1831, Lamartine écrivit à Hugo que Notre-Dame de Paris était « le Shakespeare du roman ».

2. Notre-Dame de Paris, livre II, chapitre III.

3. Voir la préface de Cromwell et aussi « La Fée » (Odes et ballades, VI, 1).

4. Odes et ballades, VI, 14.

5. C’est nous qui soulignons.

6. Voir livre premier, chapitre II (p. 39). Noblesse, Clergé, Marchandise et Labour portent leurs noms brodés en grosses lettres noires au bas de leurs robes respectives.

7. Préface de Cromwell.

8. Chapitre XVI.

9. Rappelons que la peau d’Esméralda a « ce beau reflet doré des Andalouses » et que « son petit pied aussi était andalou ».

10. Le Dernier Jour d’un condamné, XXIII.

11. Les Contemplations, I, 11, « Lise ». Le poème date de mars 1843.

12. L’Art d’être grand-père, IX.

ANNEXE

«Quelle doit être, en effet, l’intention du romancier ? C’est d’exprimer dans une fable intéressante, une vérité utile : et une fois cette idée fondamentale choisie, cette action explicative inventée, l’auteur ne doit-il pas chercher, pour la développer, un mode d’exécution qui rende son roman semblable à la vie, l’imitation pareille au modèle ? Et la vie n’est-elle pas un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n’expire que hors de la création? Faudra-t-il donc se borner à composer, comme les Flamands, des tableaux entièrement ténébreux, ou, comme les Chinois, des tableaux tout lumineux, quand la nature montre partout la lutte de l’ombre et de la lumière? Or les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopté généralement deux méthodes de composition contraires, toutes deux vicieuses précisément parce qu’elles sont contraires. Les uns donnaient à leur ouvrage la forme d’une narration, divisée arbitrairement en chapitres, sans qu’on devinât trop pourquoi, ou même uniquement pour délasser l’esprit du lecteur, comme l’avoue assez naïvement le titre de Descanso (repos), placé par un vieil auteur espagnol en tête de ses chapitres. Les autres déroulaient leur fable dans une série de lettres, qu’on supposait écrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration, les personnages disparaissent, l’auteur seul se montre toujours ; dans les lettres, l’auteur s’éclipse pour ne laisser jamais voir que ses personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue naturel, à l’action véritable ; il faut qu’il leur substitue un certain mouvement monotone du style, qui est comme un moule, où les événements les plus divers prennent la même forme, et sous lequel les créations les plus élevées, les inventions les plus profondes, s’effacent, de même que les aspérités d’un champ s’aplanissent sous le rouleau. Dans le roman par lettres, la même monotonie provient d’une autre cause : chaque personnage arrive à son tour avec son épître, à la manière de ces acteurs forains qui, ne pouvant paraître que l’un après l’autre, et n’ayant pas la permission de parler sur leurs tréteaux, se présentent successivement, portant au-dessus de leur tête un grand écriteau, sur lequel le public lit leur rôle. On peut encore comparer les productions épistolaires à ces laborieuses conversations de sourds-muets, qui s’écrivent réciproquement ce qu’ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d’avoir sans cesse la plume à la main et l’écritoire en poche. Or, je le demande, que devient l’à-propos d’un tendre reproche qu’il faut porter à la poste ? et l’explosion fougueuse des passions n’est-elle pas un peu gênée entre le préambule obligé et la formule polie qui sont l’avant-garde et l’arrière-garde de toute lettre écrite par un homme bien né ? Croit-on que le cortège des compliments, le bagage des civilités accélère la progression de l’intérêt et presse la marche de l’action? Ne doit-on pas, enfin, supposer quelque vice radical et insurmontable dans un genre de composition qui a pu refroidir parfois l’éloquence brûlante de Rousseau ?Supposons donc qu’au roman narratif, où il semble qu’on ait songé à tout, excepté à l’intérêt, en adoptant l’absurde usage de faire précéder chaque chapitre d’un sommaire souvent très détaillé, qui est comme le récit du récit, supposons qu’au roman épistolaire, dont la forme même interdit toute véhémence et toute rapidité, un esprit créateur substitue le roman dramatique, dans lequel l’action imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événements réels de la vie ; qui ne connaisse d’autre division que celle des différentes scènes à développer ; qui enfin soit un long drame, où les descriptions suppléeraient aux décorations et aux costumes, où les personnages pourraient se peindre eux-mêmes, et représenter, par leurs chocs divers et multipliés, toutes les formes de l’idée unique de l’ouvrage. Vous trouverez, dans ce genre nouveau, les avantages réunis des deux genres anciens, sans leurs inconvénients. Ayant à votre disposition les ressorts pittoresques, et en quelque façon magiques, du drame, vous pourrez laisser derrière la scène ces mille détails oiseux et transitoires que le simple narrateur, obligé de suivre ses acteurs pas à pas, comme des enfants aux lisières, doit exposer longuement s’il veut être clair ; et vous pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus féconds en méditation que des pages entières, que fait jaillir le mouvement d’une scène, mais qu’exclut la rapidité d’un récit»

«Quentin Durward, par Sir Walter Scott»

paru en juillet 1823, dans La Muse française, n° 1)