Éditorial
octobre 2014

Le retour de l’obscurantisme, sensible depuis plusieurs années, à présent éclatant, occupe les esprits et fait l’actualité. Le fanatisme religieux et le repli identitaire en sont l’expression la plus saillante et la plus inquiétante, mais sa hideur protéiforme prend d’autres visages, du refus de la vaccination à la banalisation des préjugés antisémites, de la multiplication des agressions homophobes au recul olfactivement manifeste de l'hygiène publique.

L’étonnant est que l’on ne s’interroge pas sur la responsabilité de l’école dans cette régression à la fois sociale et mentale. Il semble évident cependant que, si le rôle de l’école est d’apprendre à penser, elle n’est pas sans rapport avec la prolifération de gens ne pensant pas ou pensant mal. C’est qu’en vérité l’Institution donne le change en multipliant et en médiatisant ses actions d’« éducation citoyenne » : on nous demande de répéter aux élèves que le racisme, c’est mal, des films sont promus qui montrent que la tolérance, c’est bien, des associations sont invitées dans nos établissements pour dire que les garçons peuvent passer l’aspirateur et qu’il faut manger cinq fruits et légumes par jour...

Et pourtant... La bien-pensance a beau dégouliner sur nos élèves, elle les laisse secs, et peut-être même plus secs qu’ils ne l’eussent spontanément été. Car d’où parlent ces bons apôtres ? Quelle est leur autorité, au sein d’une Institution elle-même de moins en moins respectée ? En vérité, l’échec de la bien-pensance est indissociable, tant ils vont de pair, de l’échec du pédagogisme : on éduque à la vie en société un élève qui, non seulement n’en demande pas tant, mais ne reconnaît, d’ailleurs à juste titre, aucune légitimité à l’école pour lui dire quoi penser ni comment se comporter. Ce qui fait l’autorité d'une affirmation, c’est le raisonnement qui la démontre ; ce qui fait l’autorité du professeur, c’est son savoir. Et de même qu’on n'a cessé, ces dernières décennies, de substituer le prêche au cours, on a disqualifié l'école et atrophié l’intelligence des élèves.

Répétition n’est pas raison et ce n'est pas en ressassant jusqu’à l’écoeurement des idées généreuses qu’on les fait progresser : jamais fondées en raison, elles suscitent l’agacement et la suspicion et n’ont pas plus de poids que les discours déments et virulents que d'autres leur opposent. Au bout du compte, non seulement on n’a pas convaincu, mais on a même frayé pour l’ennemi !

Ce qui vraiment et seulement peut un tant soit peu prémunir de l’obscurantisme, c’est de couler son esprit dans la pensée, étrangère et complexe, d’un auteur qu’on explique et c’est de convoquer et d’articuler les auteurs expliqués dans une réflexion synthétique et contradictoire. Une collègue de lycée professionnel nous racontait un jour qu’un ancien élève lui avait un jour téléphoné pour lui révéler qu’il suivait dans ses atrocités, quand il l’eut pour professeur, un groupuscule de l’ultra-droite : c'est la lecture et l'explication de Candide en classe qui lui ouvrirent les yeux, comme à telle autre le plus fameux extrait du Vicaire savoyard donna la force et les mots pour refuser un voile.

Bien sûr, l’histoire, la géographie, les sciences naturelles et les sciences physiques, les mathématiques quand elles enseignaient la logique, concourrent indispensablement à la formation de l’esprit. Notre discipline joue néanmoins un rôle prépondérant, parce qu’elle agglomère les savoirs venus des autres disciplines et qu’elle a même ce privilège – comme la philosophie, mais tous les élèves ne vont pas jusqu'en philosophie et qu’est-ce que la philosophie quand son coefficient au bac est anodin – de penser les autres disciplines, parce qu’elle est le paradigme du raisonnement, analytique et synthétique, parce que singulièrement elle procède d'un constant va-et-vient entre l’affect et l'intellect, comme entre le patrimoine et la critique, parce qu’enfin elle est la discipline des mots et des phrases, du vocabulaire qui dit le monde et de la grammaire qui le pense.

Il est beaucoup plus difficile de séduire une intelligence instruite et rompue à l’exercice du raisonnement que le crâne vaquant d’un être frusté à qui il suffit de parler un ton plus haut pour lui faire oublier les belles paroles qu’on lui avait serinées. La République a besoin de l’école parce qu’elle n’existe pas sans citoyens ; mais un citoyen – puisse notre ministre le comprendrenbsp;! – c’est un individu à qui l’on a appris à penser, non quoi penser.

Romain Vignest

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