Raymond Queneau et ses œuvres de jeunesse : un écrivain français contemporain apprécié aux Pays-Bas,

par Nicole Genaille

 

 

A l’occasion du centenaire de la naissance de Raymond Queneau, j’ai relu l’article consacré à l’écrivain en janvier 2000 dans l’hebdomadaire Vrij Nederland (« Les Pays-Bas libres1 »), qui m’a entraînée dans des recherches et des réflexions que j’ai plaisir à présenter ici. L’auteur de ce texte, Henk Pröpper, romancier et poète2, a publié des essais sur plusieurs écrivains contemporains ; il était aussi, jusqu’en août dernier, le directeur de l’Institut Néerlandais, rue de Lille. Voici ma traduction de larges extraits de cet article peu accessible pour les lecteurs français, qui analyse avec acuité les traits marquants de l’art et de la personnalité de Queneau, et donne un bon aperçu de la diffusion, à l’étranger, de notre littérature contemporaine. Les relations littéraires entre la France et les Pays-Bas ont été à l’honneur lors du dernier Salon du Livre. H. Pröpper les illustre à double titre : il fait le compte rendu d’une publication en traduction néerlandaise de textes de Queneau, et, par la même occasion, il montre à ses lecteurs un Queneau peu connu, celui des œuvres de jeunesse ; je me suis lancée, à sa suite, et à travers le livre qu’il présente, en quête de ces premières manifestations de l’esprit quenien.

Le volume dont Henk Pröpper fait le compte rendu s’inspire de la publication, par Gallimard, des Journaux 1914-19653. Ce dernier ouvrage comporte 1242 pages, alors que la version néerlandaise, Mijn mœder zong (« Ma mère chantait ») n’en comporte que 3494. Le traducteur et éditeur critique, Jan-Pieter van der Sterre, ne s’est cependant pas contenté de choisir des extraits des journaux de Queneau. Voici comment H. Pröpper expose sa méthode : « Il a élagué environ neuf cents pages, mais il a aussi fait des ajouts : bouts d’interviews et d’essais, poèmes autobiographiques, nouvelles et fragments de romans, pièces éparses. Ont disparu entre autres les centaines de citations insérées par Queneau dans ses journaux, de même que les imposantes listes de livres qu’il dressait, comptes rendus de ses lectures. Les notes de voyages ont disparu, les réflexions philosophiques et les théories de premier jet, et surtout beaucoup de bavardage, de curieux petits dessins et bien des jeux de mots enfantins. » Henk Pröpper admet que la méthode de recomposition de Van der Sterre « a indubitablement quelque chose de quenien : en reliant toutes sortes de matériaux hétérogènes, essayer d’en forger une unité ou du moins son apparence », c’est rejoindre les textes autobiographiques de Queneau lui-même, avec leur « cohésion très provisoire ». On se fait, dans l’ouvrage néerlandais, une idée d’ensemble plus complète et plus simple de la vie de Queneau, mais, écrit Henk Pröpper, « je me demande si Queneau n’est pas un peu perdu dans cet assemblage. Ne se révèle-t-il pas plutôt dans les centaines de citations de collègues écrivains et penseurs qui sont insérées dans l’édition française, dans les pensées qui lui ont manifestement plu et qui, à ce moment-là, lui paraissaient significatives ? Un peu de sa folie, de son goût du jeu, de son humour, et aussi de sa claivoyance et de son pouvoir de réflexion incroyables paraît s’être évanoui, évaporé dans la limpidité5. »

Précisons que tous les spécialistes de Queneau ne sont pas aussi critiques envers cet ouvrage. Suzanne Meyer-Bagoly, directrice du Centre de Documentation Raymond Queneau (à Verviers, Belgique), et collaboratrice de l’édition des œuvres complètes de Queneau dans la Pléiade, trouve pour sa part ce recueil très bien fait, en ce qu’il réunit des textes variés dispersés dans des sources fort diverses et difficiles à atteindre, et considère qu’une telle présentation manque justement dans le domaine français6. De fait, outre les Journaux qui sont la base de l’entreprise, et de nombreux passages du premier volume de la Pléiade paru en 1989 (dont deux extraits de Chêne et chien joliment traduits en vers rimés7), J.-P. van der Sterre utilise par exemple divers numéros des Cahiers Raymond Queneau, des ouvrages tels que Bâtons, chiffres et lettres ou Le Voyage en Grèce, ou encore plusieurs entretiens, dont un publié en 1953 aux Pays-Bas. Son plan, fort astucieux, consiste à truffer les extraits de Journaux des autres morceaux choisis, dans un entrelacs chronologique amusant et éclairant. Peut-être est-ce paradoxalement l’œuvre romanesque de Queneau qui est finalement un peu masquée dans cet ouvrage biographique. C’est d’autant plus dommage que J.-P. van der Sterre est lui-même le traducteur le plus actif de Queneau aux Pays-Bas, puisqu’il est l’auteur de cinq des huit traductions de romans actuellement parues8, et qu’il travaille en ce moment à celle de Loin de Rueil, sous le titre évocateur de De Droomheid (création poétique, suffixation abstraite sur le mot « rêve »). De plus, il indiquait dans la préface de Mijn mœder zong qu’au moment où il réalisait cet ouvrage, seule la traduction des Exercices de style était disponible en librairie, ce qui rendait alors son entreprise d’autant plus originale, et la critique de H. Pröpper intéressante.

Henk Pröpper, de son côté, ouvre son compte rendu dans le vif du sujet, par du Queneau : il utilise un texte peu connu, révélateur de ces caractéristiques de fantaisie et de lucidité que tendrait à gommer, selon lui, la présentation néerlandaise. C’est pourtant dans Mijn mœder zong que le lecteur néerlandais peut découvrir les fragments, publiés en France du vivant de l’auteur dans les Cahiers de l’Herne9, qui inspirent à H. Pröpper le début de son article. Je ne résiste pas à citer ce dernier presque intégralement, car il donne un aperçu savoureux de Queneau jeune, de sa précocité littéraire et de la sûreté déjà formée de ses choix :

« Raymond Queneau (1903-1976) avait treize ans lorsqu’il écrivit son vingt-quatrième ouvrage. Le titre et surtout la postface en sont typiques. On est d’emblée frappé par la fluidité et l’acuité de son esprit. Et sûrement aussi par son humour contagieux : qui, à cette postface, n’éclate pas de rire, ne le fera plus jamais à la lecture de Queneau. Le plus étonnant est ce curieux mélange de jeu et de précision qui deviendra ensuite la marque de son œuvre, et qui est déjà ici pleinement présent. L’enfant de treize ans se joue déjà agréablement des genres et des conventions romanesques et mêle avec insouciance les sciences exactes et (l’histoire de) la littérature. Dans sa postface, il s’adresse au lecteur avec l’air d’un grand maître en littérature ; il intègre son lecteur, et en même temps il l’envoie paître. Il lui offre, en fin de compte, plus d’énigmes que de solutions, mais quoi, semble-t-il suggérer, n’est-il pas déjà trop tard ? Le lecteur a fini le livre - et une fois lu, le livre ne peut plus jamais être « délu », la proie est prise ».

On a conservé la page de titre de ce roman de jeunesse. Il s’intitule Roman fou ou Kakotrinomaneimatétribégorgodiégésimuthiquie, ce que l’on pourrait traduire par « terrible récit mythique de l’usure du manteau d’un méchant triple fou », s’il est possible, sans texte, de risquer une étymologie10. Un titre aussi rocambolesque s’inspire très certainement de la Batrachomyomachie, et n’est pas sans avoir des fumets de « morphinomane », « trigonométrie » et « mathématiques11 ». L’ouvrage est d’ailleurs (avec admiration et non sans quelque malice ?) « dédié à Mr Philippe, professeur de 3e A au Lycée du Havre », le professeur de Lettres de l’auteur, qui était alors en classe de troisième12. Il se présente comme écrit « par R. Queneau13 », et publié par « R. Queneau, éditeur, 47, rue Thiers, Le Havre », « autrement dit, ce qui n’a rien d’étonnant, souligne H. Pröpper, à l’adresse de ses parents ». H. Pröpper commente ainsi ce titre : il « ne reflète pas seulement le genre de livres que doit avoir lus Queneau à cette époque - romans d’aventure, ouvrages de science-fiction, livres d’histoire -; son intérêt pour l’alliance entre la littérature et les sciences s’y laisse deviner également. La dite science y est un remarquable composé issu d’une cornue inconnue, tout aussi fictive ».

On n’a malheureusement pas de texte pour ce roman, mais seulement, après la page de titre, une pittoresque « postface ». Queneau a très sévèrement élagué ses papiers de jeunesse : « Il liquidait aussi toute la paperasse qu’il avait accumulée, brûlant sans pitié ni répit des œuvres manuscrites de la puérilité desquelles il rougissait maintenant. » écrit-il du héros du roman autobiographique Les derniers jours. De fait un manuscrit énumère les feuillets « déchirés, brûlés, jetés, etc..., en Juin 1918 », quand il avait quinze ans, au nombre de 1526 ! Mais il s’agit essentiellement de devoirs scolaires, en langues anciennes ou littérature française et surtout dans les disciplines scientifiques. Il y est pourtant fait mention d’« 1 roman (brouillon et net) », intégré dans une série qui « comprend surtout les brouillons de l’année scolaire 1916-191714 ». Mais, même si la date pourrait correspondre, il n’est pas dit que ce roman sacrifié soit le Roman fou. En effet, celui-ci porte le n° 24 dans la « Bibliographie des œuvres de R. Queneau jusqu’en Octobre 1917 », appendice à l’inventaire minutieux que l’adolescent a dressé de sa bibliothèque entre novembre 1916 et novembre 191815. Or cette liste de 28 entrées, classée  par thèmes (romans/ œuvres burlesques/ œuvres diverses), ce qui correspond en gros à l’ordre chronologique (avril 1915 à avril 1917), comporte plusieurs textes de type romanesque qui ont disparu plus complètement que celui qui nous occupe. Outre les deux romans les plus longs et les plus anciens, Les Aventures d’Andreson et La Révolte noire, qui ne sont vraisemblablement pas en cause, on peut ainsi relever le n° 18, Histoire de l’Albanie, les n° 20 (Dialogues...) et 23 (La Zigomachiasie...), classés comme le Roman fou dans les « œuvres burlesques » et dont nous reparlerons, ou encore, sous la même rubrique, les « mémoires » de Silvas Trérouet (n°25).

Une si longue liste bibliographique atteste l’ardeur créatrice du jeune Raymond Queneau. qui est aussi son propre éditeur, ainsi que le rédacteur en chef de la revue Le Moqueur où paraissent la plupart des œuvres. Il est vrai que les n° 1 à 12 représentent huit épisodes des Aventures d’Andreson, et les n° 13 à 17 les cinq épisodes de la Révolte noire16, mais chaque épisode a au moins une vingtaine de pages, et le deuxième ouvrage représente, selon les statistiques de l’auteur, « 5 volumes en tout 144 pp. comprenant 76 gravures, 8 cartes et 2 plans de bataille », somme impressionnante. Si l’on en juge par ce qui subsiste des textes répertoriés, les illustrations comme la rédaction sont sur papier d’écolier, à l’encre, le tout mis en page avec soin, de l’écriture bouclée caractéristique de la jeunesse de Queneau. Les « œuvres burlesques » sont surtout inspirées par sa classe, alliance de blagues de potache et de culture grecque : caricatures de Lucien et d’Aristophane (« Dialogues, Trilogues et Monologues des Morts, des Mourants et des Vivants », « Aux Enfers. Tragi-burlesquie en 3 actes et en prose »), et titres inspirés de la Gigantomachie et de la Batracomyomachie (le n° 23 annonce, en plus clair, le sous-titre du Roman fou : « La Zigomachiasie ou Histoire de la Chambre zigomatique de la Klepsie et l’Eklektikonomachiasie ou Histoire d’Eklektikon, député de la chambre z. lesquels réunis forment la Zigomateklek­tikonomachiasie, histoire des plus instructives17 ». Queneau a beau qualifier de « production littéraire infantile » en 1950 les textes de 1913-191618, et il a beau dire de lui-même avec une modestie tant soit peu humoristique lors d’une interview de G. Ribemont-Dessaignes, « Tous les enfants écrivent, non ? J’ai fait comme tous les enfants, et puis comme tous les adolescents j’ai continué, et puis, comme un certain nombre d’adultes, j’ai persévéré19 », on est impressionné par la ténacité, l’ampleur et l’invention de ces débuts en littérature. Il s’en est amusé aussi en prêtant la même précocité à ses personnages, ainsi de Jacques L’Aumône dans Loin de Rueil, qui s’imagine musicien prodige : « A quinze ans il imposait son génie par un concerto bifide à rebrousse-poil pour cithare tubulaire et chalumeau birman (op. 37) ». Les textes conservés de Queneau jeune ont heureusement plus de consistance que ce rêve de Jacques : on possède en effet la pièce Aux Enfers, avec de jolies trouvailles de sonorité et d’imagination20, un long poème de 1917, non inventorié, Les derniers jours (à distinguer du roman de même titre), dont certaines envolées lyriques annoncent des recherches postérieures21, et une bonne partie du roman inachevé, Histoire de la Lusapie, le n° 19 dans la bibliographie de 191722.

Aux Enfers donne un bon exemple du pittoresque humoristique qui caractérisait les textes de Queneau l’année du Roman fou. La scène se passe « vers l’an 10.000 après Jésus-Christ », anticipation caractéristique (La Révolte noire se déroule de 1919 à 1922 et l’Histoire de l’Albanie est menée jusqu’en 1950) et le thème est donné d’emblée par le « Chœur des Chahuteurs-condamnés », émules, en fait d’onomatopées, des grenouilles ou des oiseaux d’Aristophane :

 [...] Bratari ! Bratoro ! Kourikoro !

                       Hélas !

Quand est-ce finira notre tourment,

Qui depuis huit mille ans

Nous condamne à toujours marcher <?>

             Finira-t-il !

Pour avoir été chahuteurs

Nous devons retrouver le professeur

             C’est pas facile !

                       Hélas !

Kou ! Rakakou ! Kou ! Kikou !

             Hou ! Hou ! Hou ! Hou !

                                                                                  (Acte I, sc. 1.)

     Le professeur, surnommé Beskoff, était le prédécesseur de M. Philippe, en 4e A, et les élèves, dont le représentant principal est dénommé Koinosse, « commun », sont coupables « du lançage[23] des boulettes en papier mâché » (Acte I, sc. 2).

L’argent, sous toutes ses dénominations, est un ressort essentiel de l’action, et Charon, endetté, songe à se suicider, dans une tirade où le jeu d’énumération loufoque et anachronique (si l’on peut dire) est particulièrement réussi : « Vais-je me noyer dans le Styx ? Vais-je <me> pendre à une poutre ? vais-je m’asphyxier au protoxyde de gendarmium ? Vais-je me couper la tête ? Vais-je me flanquer un coup de glaive ou de revolver ? Vais-je me faire écraser par ces rochers ou une automobile ? Vais-je me jeter d’un troisième étage ? Vais-je me laisser mourir de faim ? Vais-je m’empoisonner avec des champignons ? Vais-je... Vais-je... » (Acte I, sc. 3)

Cependant, aux Champs-Elysées, Beskoff s’entretient paisiblement avec... Quintilien, dans une jolie parodie de Lucien :

 

B. - Maître, vous disiez ?

Q. - Je disais que l’étude doit être modérée ainsi que le travail[24].

B. - Je vous dis le contraire, maître, Cicéron dit comme moi.

Q. - Stace dit le contraire.

B - Maître, vous n’allez pas comparer Stace à Cicéron ?

Q - Parfaitement.

B - En quoi ?

Q. - Suivez mon raisonnement : Cicéron vient de pois chiche. Stace vaut bien un pois chiche.

B. - Stupefactus sum ! 

 

Et la discussion « érudite » se poursuit, y compris par un proverbe que  Quintilien cite en arabe (Acte III, sc. 1).

Finalement, Beskoff est retrouvé par ses élèves, et, dans la confusion générale, la république est proclamée aux Enfers.

 

L’Histoire de la Lusapie donne une autre image de Queneau jeune, tout aussi imprégné d’érudition classique, mais également marqué par la guerre ambiante et passionné d’aventures. Dans un entretien avec P. Bourgeade, Queneau a évoqué ce texte : « J’écrivais surtout des manuels d’Histoire imaginaires. Je m’efforçais d’y raconter l’histoire de pays, que j’inventais, à l’image de l’histoire grecque ou romaine, que j’apprenais. » La Lusapie était située « quelque part entre la Grèce et Rome. C’est un pays [...] dont j’ai dressé la carte, rapporté les coutumes, décrit le régime, raconté les guerres, et dont j’ai, bien sûr, étudié la langue : le lusapien[25]. » Voici quelques aperçus de cette création, qui conte l’histoire du pays imaginaire du XIIe siècle à 350 environ av. J.-C. Au début du roman, Queneau présente ainsi la langue de ce qui n’est pas encore la Lusapie : « Le dialecte wasanat était le plus perfectionné. La fusion du dialecte araméen et du dialecte ouralo-altaïque donna une langue assez mélodieuse. Ils admettaient 3 genres, 3 cas, 1 conjugaison, 4 modes et 3 temps (Indicatif, Impératif, Optatif, Participe ; Présent, passé et futur). » On peut remarquer que le linguiste en herbe a supprimé le subjonctif et l’infinitif (pour éviter une langue à « style indirect » ?) mais gardé l’optatif, découverte récente pour lui et caractéristique archaïque. L’analyse linguistique se poursuit :

 

Voici quelques mots en tchenck, en aréen et en wasanat :

Turkchnk = Taïno-ting = Turcktaïno = Un roi

 

et le tableau présente ensuite les formes de « qui » au féminin, au masculin et au neutre. Mais ce n’est pas tout : « L’alphabet en usage était l’alphabet wasanat, où l’on ressent l’influence grecque », et Queneau donne trois exemples, un sigma majuscule déformé pour s, gamma pour g, sigma plus double croix - signe « aréen » - pour sck. (I, ch. 3 : « La Darchie, à l’arrivée des Darchiens »). On reste quelque peu confondu par un tel souci de la précision encyclopédique, uni à un tel mélange de vrai savoir et d’inventivité chez cet enfant de treize ans, et on se prend à rêver sur ce que pouvait être « La langue lusapienne du XIe au VIe s. L’art lusapien au VIe s. » (III, ch. 2), chapitre aujourd’hui disparu, d’autant qu’en I, 8 (« L’organisation des états. La paix lusapienne (1062-1041) »), on a un développement savoureux sur la civilisation de la Wasanie : « Très grécisée, et quelque peu influencée par les Iapygiens[26] et les Etrusques, elle avait réuni en elle les civilisations des peuples qui avaient envahi les pays environnants. En outre, l’industrie phénicienne avait pénétré chez elle, et les Wasaniens, gens habiles, produisirent une teinture bleue, tandis que les Phéniciens produisaient la rouge. On ignore l’arbre dont ils se servaient pour produire cette teinture. On sait que l’on pressait le jus des plantes et ce jus était distillé. » Le chapitre s’achève sur des croquis (d’inspiration grecque), illustrant l’art « wasanien », dont une « statuette de terre-cuite représentant un vaisseau de guerre wasanien, avec sa catapulte ». De fait, la plupart des événements inventés sont militaires, comme on peut s’y attendre en fonction et de l’actualité, et de la manière d’enseigner alors l’histoire ancienne, et Queneau dresse une carte du pays à chaque nouvelle invasion... Dans sa table des matières, rédigée a posteriori, il indique le dénouement du roman, d’ailleurs inachevé : « La Lusapie formait alors un immense empire, allant de la mer Adriatique à la mer Noire et des Karpathes aux Balkans[27]. »

Histoire, linguistique, aventure, littérature ne suffisaient pas d’ailleurs à ce boulimique de savoir. On a, de Queneau par lui-même, le portrait d’un adolescent que nous appellerions aujourd’hui surdoué, activement curieux dans tous les domaines intellectuels :

« [...] je crois que dans mon enfance j’ai abordé à peu près toutes les sciences : chimie - (je m’étais fait un laboratoire) - physique - médecine - occultisme - histoire (et surtout l’Histoire de l’Egypte ancienne) - philologie (j’essayais de déchiffrer les hiéroglyphes hittites et j’avais commencé l’étude de l’arabe) - géographie - sciences naturelles (j’ai fait des excursions géologiques dans Le Havre) - numismatique (je possédais une assez importante collection de monnaies) - philosophie - bibliographie - astronomie - archéologie - mathématiques (à 15 ans je commençais l’étude du Calcul Différentiel et Intégral) et surtout la littérature. J’ai lu énormément. Je fis aussi quelques vers - tous mauvais il faut l’avouer. Toutes ces études m’obligèrent forcément à délaisser un peu les études scolaires (je ne dis pas classiques28) [...] »

Dans Chêne et chien, Queneau a mis en scène sur le mode ironique ce portrait que confirment les notations des Journaux :

Sur des dizaines de cahiers

tu écris de longues histoires,

des romans, dis-tu, d’aventures ;

mon fils, te voilà bon-à-lier.

Tu connais tous les pharaons

de la très vénérable Egypte,

tu veux déchiffrer le hittite,

mon fils, tu n’es qu’un cornichon.

Je vois que tu transcris les noms

et les œuvres des géomètres

anciens tels que cet Archimède,

mon fils, tu n’as pas de raison29.

 Du Roman fou, si l’intrigue, aussi délirante que celle d’Aux Enfers, ne se dévoile que par le sous-titre, on possède en revanche une page intitulée « Postface ». Voici comment la présente H. Pröpper : « La postface est au moins aussi bizarre, et témoigne d’une incroyable assurance, sans que cela crée une impression désagréable ou fâcheuse. » Le texte, fort bref mais percutant, est en effet le suivant :

 « Je prierais le lecteur de vouloir bien être indulgent envers moi et de considérer avec bienveillance les nouveautés et les réformes que je viens d’essayer d’introduire dans le roman.

Il y aura peut-être des passages ennuyeux, mais j’espère qu’ils feront beaucoup plus rire que les autres, ce qui peut paraître paradoxalement paradoxal, mais en considérant bien, on verra ça (Paroles énigmatiques).

Havre, FIN DE MARS de la 1917e an

née P. J. C. N.30 »

 L’analyse « paradoxale » de cette « postface » (position alors peu banale) ne pourrait-elle s’appliquer, sur le mode du canular, à un roman « fou » dont l’intrigue se réduirait au sous-titre à la grecque ? L’insistance comique du libellé, la forte unité graphique des deux pages tendent à le suggérer. La « nouveauté » apportée au genre romanesque n’en serait que plus grande... Il est rare aussi de sacrifier un manuscrit en conservant soigneusement première et dernière pages. En tout cas, seuls ces deux feuillets existaient encore au moment de l’inventaire bibliographique, sinon Queneau aurait indiqué, comme ailleurs, le nombre de pages. Dans un entretien de 1947, à propos de son entrée en littérature, Queneau a très péremptoirement et très approximativement indiqué : « Je n’ai jamais pensé à être romancier mais, quand j’avais treize ans, j’ai écrit un roman avec un titre très long et dont je n’ai gardé que la préface. D’ailleurs, les enfants écrivent sans concevoir qu’il s’agit d’une occupation31. » Belle manière d’envoyer paître, là aussi, le lecteur. Dans ces années 1945-1950, Queneau, en plein foisonnement de création littéraire, ne se préoccupait guère, apparemment, de ses œuvres de jeunesse, dont il n’avait plus semble-t-il qu’un très vague souvenir, fondé surtout sur les papiers conservés. On est loin de la présentation chaleureuse de la Lusapie une vingtaine d’années plus tard. Alors, faut-il se fier à l’évidence, et à ce « j’ai écrit » de 1947, et regretter la disparition d’un texte hautement fantaisiste ? Ou penser que pour Queneau, dont les Fleurs bleues présentent les grottes préhistoriques comme un vaste canular, rien n’était impossible, même à quatorze ans à peine ? Quoi qu’il en soit, la postface du Roman fou montre bien l’orientation précoce de l’œuvre de Queneau :

« L’étonnant de ces paroles énigmatiques, poursuit en effet H. Pröpper, est qu’elles sont la clef de toute l’œuvre écrite par Queneau adulte. Quel plaisir de l’écriture elles manifestent ! Et quel dédain envers les écrivains prétentieux - ceux qui prennent leurs théories au sérieux, les créateurs de nouveautés en lieu et place de littérature ! Il est aussi frappant qu’il ait déjà une intuition infaillible de la manière dont on a effectivement pu lire ses ouvrages par la suite. Les passages qui, dans les livres de Queneau, interrompent l’action sont toujours, comme chez Rabelais ou chez Sterne, les plus divertissants. Et c’est d’autant plus remarquable qu’il y a par ailleurs bon nombre d’aventures folles, d’événements qui prennent le mors aux dents. »

 

Regardons de fait par exemple le roman Loin de Rueil (1944), déjà cité. Le héros, Jacques L’Aumône, qui ne cesse de rêver sa vie plutôt que de la vivre, s’incarne dans les personnages qu’il admire au cinéma32, ou dans les passants qu’il voit passer, et fait constamment « défiler devant lui tous les germes de figures sociales qu’il avait irréalisées » ; finalement, mais est-ce la réalité, est-ce encore un rêve, après moult échecs, moult péripéties bizarres, il devient, sous le nom de James Charity, le héros de cinéma qu’il se croyait être dans son enfance. Or les rêveries de Jacques, où l’action est un moment suspendue, sont des morceaux de bravoure, cocasses et poétiques à la fois. J’en citerai un extrait : Jacques revient de Rueil à Paris en bateau-mouche, et, brusquement, il est seul, il tient la barre d’une sorte d’arche dans un déluge bouillant car la terre se rapproche du soleil. Alors, « par mutation brusque Jacques est devenu salamandre, héliocole, incombustible, vivant amiante. La terre ne se présente plus que comme un caillou qui rougit lentement aux feux de la fournaise céleste [...]. Puis comme le soleil s’est éteint brusquement soufflé par quelque vent stellaire il fait soudain bien froid et la terre éclatée projette mille morceaux gelés à travers les abîmes de l’espace. Sur l’un de ces fragments il y a Jacques L’Aumône mais sous l’aspect d’une spore à coque très dure. Mais il suffit que ce germe reçoive la chaleur d’un rêve pour que de nouveau s’éveille la forme humaine de Jacques L’Aumône qui consulte Paris-Sport. »

 

Cette belle rêverie cosmique n’est d’ailleurs pas sans analogie avec un autre texte de jeunesse, le poème Les derniers jours, cité plus haut. Le mouvement de ce texte visionnaire, qui conduit jusqu’à la fin des temps et à un complet bouleversement du monde, s’apparente en effet, mais avec un sérieux que justifie l’époque troublée de la rédaction du texte et son thème, à l’envolée de l’imaginaire dans Loin de Rueil :

 

Oh ! Oh ! Tout est de poudre, d’asphyxie et de mort,

[...]Mais abandonnant tout, tout, tout, tout

                       De ce qui

          Est raisonnable,

Mon imagination aux ailes d’or et de feu

S’est envolée vers un futur hypothétique » (strophes 6-9)

« - Mais le soleil s’est refroidi

Et ses rayons sont ternis par la froidure,

Et peu à peu la glace se répand sur la terre.

Et les hommes cherchent leur salut dans le radium.

[...]

- Et le soleil n’est plus qu’un astre noir,

Et il n’y a plus ni jour, ni nuit,

Car tout est plongé dans le Néant Relatif.

[...]

Un grand éclair sillonna l’air

[...]Et tout brûla fut détruit -

Et je vis la paix qui se fit,

Et la résurrection des morts prédite par Jésus Sauveur.

[...] Mais je ne distinguais plus rien,

Car je retombais dans la réalité,

Avec mon imagination dont les ailes étaient froissées.

Et je tremblais de ma Vision.[...].

                                                   (Strophes 19-21.)

     Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi Loin de Rueil pour illustrer l’analyse d’H. Pröpper. Les candidats au Concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, option Lettres Modernes, avaient justement cette année, anniversaire oblige, à expliquer le début de Loin de Rueil33. Ont-ils été sensibles, dans ce passage, au calembour pseudo-étymologique des « objets aussi faux que loriques » tout droit sorti des jeux surréalistes ( j’ai hérité de ceux-ci, dans ma famille, « des propos aussi sots que grenus »), ou encore aux allitérations gouailleuses de « Loufifi [...] dans un placard fouillait », et d’une manière générale au constant décalage des registres de langue (ainsi entre la « déhiscence » des ordures et le « c’est rien bath ici » de Lulu Doumer), soutenu par le rythme souple des phrases de style parlé que renforce la fantaisie de la ponctuation ? Ont-ils saisi l’humour énigmatique de cette pseudo-« exposition » romanesque (fausse piste dans une certaine mesure, puisque ce n’est pas le personnage principal qu’elle présente) qui va d’un gros plan sur une boîte (à ordures) à « un bras viril », une « ombre masculine », et finalement à un personnage dont les qualités se précisent par petites touches en creux (« quoique non peintre », « tout le monde n’est pas poète »), pour aboutir à un nom qui est tout un programme, « Louis-Philippe des Cigales » ? Ont-ils senti le contraste entre le ton de roman populiste du dialogue et l’atmosphère décadente et sulfureuse qui émane du cadre étouffant de somptuosité kitsch, fausse piste encore, puisque le « poète méconnu » des Cigales, malade « d’ontalgie », maladie « existentielle » qui se soigne à la « Néantine » ou à la « Philontine », n’a guère d’un des Esseintes, et que par ailleurs le thème n’est qu’en apparence celui d’un roman populiste ? Même si l’on ne connaissait pas l’œuvre, et qu’on n’avait donc pas idée que son point d’aboutissement allait rejoindre, après de longs détours « loin », ou même très loin « de Rueil », son point de départ, voire si l’on n’avait guère lu Queneau, il y avait fort à dire...

     Pour conclure, je citerai une dernière fois Henk Pröpper : selon lui, on voit, à travers Mijn mœder zong, Queneau comme un « interprète des rêves qui peu à peu perd la foi dans son activité », mais on voit aussi qu’il « est resté, dans tout ce qu’il inventait et écrivait, le chantre, le créateur en chef de l’inconséquence ». Queneau a défini l’humour comme une tentative pour débarrasser les grands sentiments de leur sottise34, ce qui « caractérise magistralement sa méthode : par son art, il visait implicitement à rendre intelligents les sentiments, et, ce faisant, à tout transfigurer ». Ces derniers mots sont un bel hommage à un auteur en qui on a parfois encore un peu trop tendance à ne voir, à côté du directeur de l’Encyclopédie de la Pléiade, du fondateur de l’OuLiPo, et du savant mathématicien, qu’un amateur de calembours.

 

Nicole Genaille


[1]. Henk Pröpper, Een schatkamer vol valse juwelen («Un trésor plein de faux bijoux»), dans Vrij Nederland (Les Pays-Bas libres), 15/1/2000, section De Republiek der Letteren (La république des Lettres), p. 43. Je remercie l’auteur d’avoir volontiers accepté que je diffuse des passages de son article, et M. Jos Simons, enseignant à l’Institut Néerlandais, d’avoir bien voulu revoir ma traduction de ce texte qu’il m’avait permis de connaître.

[2]. Cf. Le Verre est un liquide lent. 33 poètes néerlandais, anthologie composée par E. Lindner et H. Pröpper, éd. Farrago, Tours, 2003, préface de H. Pröpper, pp. 7-12, poèmes de H. Pröpper, pp. 195-198, traduits par S. Dumont.

[3]. Raymond Queneau, Journaux 1914-1965, édition établie, présentée et annotée par Anne Isabelle Queneau, NRF, Gallimard, 1996, 1242 p.

[4]. Raymond Queneau, Mijn mœder zong («Ma mère chantait»), texte établi, traduit et annoté par Jan-Pieter van der Sterre, éd. De Arbeiderspers, Amsterdam-Anvers, 1999, 349 p. Le titre choisi est celui d’un texte autobiographique de Queneau, cf. Œuvres complètes, « Pléiade », t. I, 1989, pp. 1078 sqq., = éd. néerlandaise, texte n° 4, pp. 22 sqq.

[5]. H. Pröpper résume son opinion dans la phrase suivante, qui inspire le titre de l’article : « Mijn mœder zong est, quoi qu’il en soit, un trésor plein de faux bijoux, inexplicablement plus scintillants que des vrais - comme toute bonne littérature. »

[6]. Je remercie vivement Mme Bagoly de son aimable accueil à Verviers, et de son aide précieuse sur les traces de Queneau enfant, en particulier dans les photocopies de manuscrits que possède le Centre Queneau.

[7]. Voici, par exemple, pour le quatrain spécialement à l’honneur cette année (« Je naquis au Havre un vingt et un février/ en mil neuf cent et trois/ Ma mère était mercière et mon père mercier :/ ils trépignaient de joie ») les rimes pittoresques des vers courts : « negentiendrie » (= 1903) / « in passementerie » (texte n° 3, p. 20)

[8]. Traduction du Chiendent, des Fleurs bleues, de Pierrot mon ami, du Dimanche de la vie, du Journal intime de Sally Mara  entre 1990 et 2003.

[9]. Raymond Queneau, vol. dirigé par Andrée Bergens, Ed. de l’Herne, 1975, réimpr. 1999, p. 25-26 ; Mijn mœder zong, texte n° 14, p. 43-44, où est conservée la disposition typographique des Cahiers de l’Herne, c’est-à-dire celle des deux pages manuscrites de Queneau (photocopies à Verviers, CDRQ, classeur 69bis, n° 2). Notons toutefois que la page de titre originale est en minuscules, de l’écriture de l’écolier, le titre en caractères juste un peu plus grands que le reste.

[10]. Le mot se compose des groupes kakotrinomane (kakos, « mauvais », treis, « trois », mainomai, « être fou »), eimatétribé (eima / imation, « manteau », tribè, « usure, expérience ») et gorgodiégésimuthiquie (gorgos, « terrible », diégésis, « narration », mythikos, « mythique »). Merci à E. Girard pour la confrontation de nos traductions !

[11]. Même s’il est clair que cette recherche de titre à rallonge annonce des fantaisies postérieures, il n’y a rien ici de phonétique, contrairement à ce qu’en dit Michel Lécureur, Raymond Queneau. Biographie, Les Belles Lettres/ Archimbaud, 2002, pp. 36 (« Mais d’où lui vient donc cette idée d’écriture phonétique ? Mystère de la création littéraire ou des lectures ? »). L’idée lui en vient, tout simplement, de ses cours de grec, de son humour pétillant et de son goût, bien attesté par ailleurs, pour l’exagération. La Batrachomyomachie, ou « Combat des rats et des grenouilles », est un poème héroï-comique faussement attribué à Homère.

[12].  Cf. Journaux 1914-1965, année 1916, p. 32.

[13]. D’après la photocopie du manuscrit au CDRQ de Verviers. Ce n’est pas « par Monsieur Queneau » comme le publient les Cahiers de l’Herne, ni en majuscules comme dans la traduction de Van der Sterre, traits qui suggéreraient à tort un auteur bien sûr de lui.

[14]. Photocopie au CDRQ de Verviers, classeur n° 62 A.

[15]. Cf. Temps mêlés. Documents Queneau, Liège, 1979, n° 150+3, pp. 46-49, = Mijn mœder zong, texte n° 12, p. 39-42. Texte révisé sur la photocopie du manuscrit au CDRQ, classeur n° 62 A.

[16]. Cf. Journaux, 15 juillet 1915, p. 19 : « J’écris des romans ; l’un est un roman d’aventures et l’autre s’appelle La Révolte Noire. »

[17]. La « République des Kleptiens » (des « tricheurs », du grec kleptô) représentait d’après le n° 22 le groupe de camarades de classe de Queneau.

[18]. Journaux, 1950 n° 422, p. 726 = Mijn mœder zong, p. 201.

[19]. Mars 1950, publié dans Bâtons, chiffres et lettres, 2e édition 1965, p. 35.

[20]. Photocopie du manuscrit, classeur n° 62 B au CDRQ, texte publié dans les Cahiers de l’Herne, 1975, pp. 17-23.

[21]. Cahiers de l’Herne, 1975, pp. 27-30. Le poème part d’une conquête du monde par la Chine et les « Xanthanthropes » et se transforme en vision apocalyptique. Photocopie du manuscrit au CDRQ, classeur n° 64 bis.

[22]. Photocopie du manuscrit au CDRQ, classeur n° 68 bis.

[23]. Et non du « langage », l’Herne, p. 18 ! D’une façon générale, tout en rétablissant l’orthographe, parfois défaillante, du très jeune auteur, selon la politique de l’Herne, j’ai suivi les manuscrits du CDRQ, dont les textes imprimés s’éloignent parfois notablement.

[24]. Allusion parodique à des remarques comme I, 2, 27 (« le maître, lorsqu’il entraînera des intelligences encore incultes, ne doit pas accabler dès l’abord la faiblesse de ses élèves », tr. N. G.). Coïncidence amusante, la version latine de Queneau conservée au CDQR (classeur n° 62 A, n° 11, 20/10/191*) est un passage de Quintilien (I, 2, 21-25), où le traducteur s’est évadé du texte dont il n’a gardé qu’un mot par-ci par-là, et l’a remplacé par ses préoccupations personnelles sur la vie scolaire et l’émulation. « Il observa mes caprices inutiles qui commandaient à la force de caractère qu’il m’avait donné<e>, et de sa chaire il me parla avec violence de mes fautes quelles qu’elles fussent comme il voyait que mes progrès baissaient » correspond ainsi plus que vaguement à « ils donnaient un rang de parole selon les forces intellectuelles (secundum uires ingenii dabant), et plus un élève dépassait clairement les autres par ses progrès(praecedere profectu uidebatur), plus vite (superiore loco) il déclamait » (tr. N. G.). Si, grammaticalement cette « traduction » mérite bien l’appréciation « tissu d’inepties extravagantes », littérairement elle amorce le rôle de l’évasion dans le rêve qui reviendra souvent sous la plume de Queneau. C’est sûrement par amusement qu’il a gardé ce devoir, lui qui était par ailleurs un très bon élève de langues anciennes.

[25]. Entretien du 1/7/1969, reproduit dans Cahiers Raymond Queneau, Revue de l’Association des Amis de Valentin Brû, n° 14-15, 1990, p. 90 = Mijn mœder zong, texte n° 13, p. 41.

[26]. Sur ce peuple, cf. l’exposition Art premier des Iapyges. Céramique antique d’Italie méridionale (VIIe au IIIe siècle avant J.-C.), Mona Bismarck Foundation, Paris, 6 février au 29 mars 2003.

[27]. Je remercie vivement M. Jean-Marie Queneau de m’avoir autorisée à citer des fragments de ce texte inédit.

[28]. Cf. Œuvres complètes, « Pléiade », I, p. 1132 = Mijn mœder zong, texte n° 10, pp. 37-38.

[29]. Cf. Œuvres complètes, « Pléiade », I, p. 20 = Mijn mœder zong, texte n° 11, pp. 38-39. La traduction respecte le pittoresque de l’original : fantasieannalen (annales imaginaires) y rime avec avontuurverhalen (récits d’aventures) et l’Egypte mythisch (mythique, pron. « mythiss ») avec Hittitisch (le hittite, pron. « hittitiss ») ; l’enfant s’y fait traiter d’oliebol (un beignet, c’est-à-dire un sot) et de dwaas geval  (espèce de fou).

[30]. Par contraste avec la fantaisie du Roman fou, le journal de l’année 1917 est presque exclusivement consacré à la guerre : « 27 mars. La situation est très grave en Russie. Les Allemands se prépareraient à marcher sur Pétrograd. On a pris Coucy-le-Château. » (Journaux, p. 36.) Il est notable que le roman Un rude hiver (1939), truffé d’allusions autobiographiques, se passe en 1916 au Havre.

[31]. Entretien avec Pierre Berger (« Sur les chemins de l’écriture », Gazette des Lettres, 18/10/1947).

[32]. De nombreux passages de Queneau attestent ses contacts précoces avec le cinéma, cf. par exemple Cahiers Raymond Queneau, n° 14-15, 1990, pp. 80-81 (donnant un extrait de l’article «le mythe du documentaire», dans la revue Labyrinthe, Genève, 1946) = Mijn mœder zong, texte n° 6, p. 35.

[33]. Ce texte de concours, comme le choix des Fleurs bleues au baccalauréat 2000, donnent à Raymond Queneau, dont on a longtemps étudié surtout les Exercices de style, ou cité Zazie dans le métro, une place grandissante dans la littérature scolaire.

[34]. Dans « Discours de réception à l’académie de l’Humour » (29 mai 1952), Journaux, p. 798, mais en termes plus virulents (= Mijn mœder zong, p. 217).

 

Association des Professeurs de Lettres